Le décrochage scolaire désigne l’inachèvement d’une scolarité secondaire complète, une sortie sans diplôme et sans qualification du système éducatif. Traduction littérale de l’anglais drop out, la notion vient des Etats-Unis en passant par le Québec. Elle est employée en France à partir des années 1990.
Une belle histoire se raconte : l’École républicaine française se démocratise dans un grand mouvement historique vertueux courant de Jules Ferry à Jean-Michel Blanquer. Les termes échec scolaire et rupture scolaire renvoient trop à la responsabilité individuelle du sujet. L’École, en tant qu’institution, s’empare du problème social jugé massif. Il concerne, lit-on, 12,6% des élèves français en 2010 soit 130 000 jeunes, (intéressant de s’interroger sur les modalités de quantification.) Le phénomène a un coût : 350 000 euros en moyenne par individu décrocheur pour toute une vie. Il faudrait décortiquer la formule statistique prédictive qui mène à cette valeur reprise dans les médias et par les candidats à la présidentielle : coût social induit, manque à gagner en terme de revenus, taxes et impôts. Le rapport Eurofound est publié en 2012 : NEETS – Young people not in employment, education or training : Characteristics, costs and policy responses in Europe, Publications Office of the European Union, Luxembourg. Jeunes sans emploi, ni scolarisés, ni en formation : caractéristiques, coûts et réponses en Europe – Bureau des publications de l’Union européenne, Luxembourg. D’autres rapports sont écrits et des plans sont conçus dans les années 2000 et 2010. L’Union européenne fixe des objectifs. C’est une vaste mobilisation pour agir contre le décrochage scolaire. On baptise et rebaptise les commissions et les dispositifs. On appelle à la différenciation et à la personnalisation pédagogique généralisée. On aménage les parcours. On parle abandon et persévérance scolaire. On évalue autrement. On forme. Il faut prévenir et remédier. Et ça marche ! En chiffre en tout cas. La courbe du graphique coloré descend. On est très officiellement à 8,9% d’élèves français décrocheurs en 2019 (et de nouveau, on s’imagine les modalités de quantification.) Bien sûr en 2020 et 2021, on s’inquiète suite aux périodes de confinement et d’aménagement des scolarité en temps de pandémie mais on reste confiants: 4% seulement d’élèves décrocheurs pendant le confinement, remonte le ministère, jusqu’à 50 % des élèves en CAP affirme tout de même Le Monde. « La France fait plutôt mieux que les autres pays », selon le ministre. L’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation la Science et la Culture affirme par ailleurs que « les taux réels de décrochage seront disponibles en 2022. »
C’est un constat : le qualificatif « décrocheurs » a pris le dessus dans le langage professionnel courant. Les élèves en difficulté sont désignés comme tels dès l’école primaire. Qu’ils soient endormis sur un bureau, rêveurs mordillant leur gomme, encore au lit à 14h le lundi, flâneurs à l’école buissonnière, ou hyper-violents, ils sont décrocheurs. D’ailleurs, on construit des typologies : « les inscrits sur la liste de l’école mais absents de l’école – absence chronique, drop out ; les assis sur les bancs de l’école mais désengagés ou décrochés de l’intérieur, drop in parce qu’obligés d’être là ». On catégorise encore et encore , les approches comportementales ont le vent en poupe : « les discrets », « les inadaptés », « les désengagés », « les sous-performants », « les peu intéressés », « les porteurs de troubles du comportement et en difficulté d’apprentissage », « les adolescents aux conduites antisociales cachées », « les dépressifs ». Les études sont longitudinales et concernent des enfants de 12-13 ans. Les profils définis sont associés à des caractéristiques précises et à des stratégies d’intervention optimales pour les professeurs. Les facteurs sont internes et externes à l’environnement scolaire. On osculte. On dissèque. Dans les statistiques académiques, certains sont « absentéistes », d’autres « déscolarisés », ou bien « polyexclus ». D’autres encore sont « fantômes » et n’existent que par un nom dans la base de données d’un collège. Ceux-là échappent aux statistiques. « Décrocheurs » s’impose comme un terme passe-partout et fourre-tout. On lui accole l’imagerie alpinistes de la cordée (tiens donc…) et de la chute, le pauvre élève dévisse parfois même du panneau triangulaire annonçant une possible traversée d’enfants portant cartable ; les photographies qui illustrent les articles de journaux sur le sujet représentent des jeunes assis au sol, tête basse entre les mains ou bien debout front en appui sur un tableau noir. On oublie que le décrochage est un emprunt à la terminologie militaire lorsqu’il passe dans le langage éducatif à la fin du XIXème siècle aux États-Unis. Il désigne l’abandon du combat. Le replis face à la pression de l’ennemi. La notion de décrochage scolaire n’est pas neutre pour autant. Elle révèle même le statut et la normativité du diplôme dans les sociétés occidentales contemporaines. Il faut être diplômé pour être employable. C’est une injonction sociale. Parallèlement d’ailleurs, 86,7% des élèves obtiennent leur bac en 2021. En 1980, 39% des élèves français sortaient de l’école sans diplôme. A l’époque, la question était « l’insertion professionnelle et sociale des jeunes ». Le décrochage résonne donc depuis vingt ans à tous les étages de l’école publique républicaine, ce grand château kafkaïen, cette puissante machine à laver chargée de toutes les responsabilités sociétales, cette super structure debout et solide, constituée de professionnels formés, plus ou moins engagés, plus ou moins expérimentés, mais bel et bien présents, partout sur le territoire national et pour tous quand s’ouvrent les portes des écoles maternelles.
A travers le brouhaha envahissant du décrochage, on tend parfois l’oreille à une autre sémantique. « Incasables » va être utilisé pour qualifier des adolescents qui bousculent les limites institutionnelles et les catégories psychopathologiques, « cas complexes » servira pour programmer une réunion de synthèse ou baptisera une cellule départementale de veille. Elles et ils échappent aux tentatives de prise en charge des différentes institutions que sont l’Aide Sociale à l’Enfance, la Justice des mineurs, l’Éducation nationale, la Santé. Invisibles, errants, fugueurs, inscrits dans les réseaux d’économies parallèles, addicts, traumatisés, isolés, arrivés dans la douleur d’une autre terre, d’une autre vie, totalement repliés sur eux-mêmes, victimes ou acteurs de violences. Ils concernent les acteurs territoriaux, les policiers, les gendarmes. Elles et ils interrompent ou refusent leurs soins médicaux. Elles et ils posent des lapins aux éducateurs spécialisés qui leur donnent rendez-vous, sautent au premier carrefour du véhicule conduit par la personne d’astreinte chargée de les récupérer dans le commissariat d’une ville éloignée. « Adolescentes et adolescents à difficultés multiples », « adolescentes et adolescents vulnérables », leur situation scolaire est un élément parmi d’autres d’une trajectoire de désocialisation. L’école est un espace-clé pour ces jeunes parce qu’on y transmet les outils intellectuels de l’émancipation individuelle, l’écriture, la lecture, la pensée rationnelle. On y fait humanité et société. On éduque. On socialise. On oriente. L’enfant y produit des efforts. Il prend le risque de se tromper. A l’école, on accèdent avant tout à une place. On peut sans problème affirmer que la rupture avec cette place est indissociable d’autres ruptures. Les problématiques psychosociales repérées chez ces jeunes sont nombreuses, complexes et évolutives. Les situations et les apprentissages scolaires, lorsqu’ils prennent sens, offrent une précieuse médiation pour tisser des réponses qui dépassent les enjeux de l’école. Pour que soit possible une évolution vers du mieux-être, moins de danger, moins de douleur, pour que ça tienne, les professionnels avec leurs divers métiers, doivent s’entendre et se considérer mutuellement. Ils doivent s’informer, s’alerter, passer le relais pour conserver leur champ d’intervention, interagir, coopérer. Ils ont à vaincre les logiques de silos qui sont profondément ancrées dans la culture française. Approcher l’adolescent ou l’adolescente dans sa globalité, dialoguer, construire un lien, comprendre et respecter, mène à improviser dans un cadre précis, utiliser des approches bien définies, veiller, s’obstiner, chercher, renforcer, risquer. Au point de tension entre les processus puissants de détermination sociale et les ressorts existentiels individuels, se logent la conscience de soi, l’estime de soi et la réalisation de soi.
Merci pour ce texte Antoine qui résonne.