Une diversité d’artères, qu’il voudrait bien classer de la plus large à la plus étroite, en s’apercevant que les dates de leur existence s’entrechoquent qu’il faut passer de 1785 à 1873de 1670 à 2010 etc. Ces effets de grandeurs ne lui sont d’aucun secours. Ici une grande artère menant au boulevard, au bout une place, quelques arbres, entourés de ferraille. Là des entrées d’immeubles sur la droite, les quartiers de plaisir : brasseries, cafés cinémas, boutiques, grands magasins, grandes enseignes de livres, des taxis passent devant lui, tous occupés. Il entre dans un cinéma et se fit à l’affiche colorée : une comédie – les acteurs et les actrices sourient en s’enlaçant. En entrant, il entend les voix dans la langue du pays, bien sûr le film n’est pas doublé, il regarde autour de lui – sourit un peu, d’un air gêné. Il ne faut pas qu’on s’intéresse à lui, il écoute les dialogues, il réalise que maintenant, il restera jusqu’à la fin. Le film est tourné dans la ville, il essaye de reconnaitre un quartier, quelque chose qu’il aurait vu plus tôt en arrivant. Le film se passe dans un appartement, un bureau, une gare, un autre appartement, de temps en temps, une vue en extérieur : une rue …. Il se raccroche aux intonations, reconstruit le scénario, En sortant du cinéma, le fleuve et un bâtiment blanc : c’est le musée d’art de la ville, les sont salles dédiées à « la Guerre et la Paix » . Les grands panneaux se succèdent, des fresques : la guerre mêlée à la paix dans l’Olympe, les Maharabhatas indiens et cambodgiens, le soldat – ombre noire adossé au mur ocre de la seconde guerre mondiale, la guerre de Sécession, les tranchées de Verdun, la Guerre du Vietnam et en contrepoint dans les jardins, une succession de mobiles, de statues africaines, de totems, cherchant à peser dans l’autre univers. Il ne sait comment : le choc des formes et des couleurs, la succession de visions complexes et violentes sans aucun rapport avec la pâle indifférence du fleuve et des bateaux ou du mouvement du quartier le porte dehors. Le soir tombe à la sortie, rendant impossible la détermination absolue et les limites entre les niveaux … Il glisse alors doucement sur les pentes descendant vers le fleuve, et s’assoit un instant sur un banc . Sur le banc d’à côté, une femme murmure quelque chose, sa voix douce raconte quelque chose au fleuve et à la nuit, elle parle seule, semble-t-il. Elle a le regard fixé vers l’eau , et adresse une sorte de complainte incompréhensible. Elle ne le voit pas – elle sent sa présence et se tait d’un seul coup. Il hésite, il a envie de s’approcher, mais le fleuve écoute, il est là pour entendre. Comment pourrait-il savoir que souvent le soir, elle vient ici parler au fleuve comme à un vieil ami et que c’est au fleuve qu’elle demande de faire ressurgir les ombres, elle attend qu’il lui réponde. Le soir est propice, dans les plis, sur la surface, ou dans les profondeurs. Sur l’autre rive, les lumières des habitations : personne ne regarde en bas. Curieux, dans les villes, personne ne regarde aux fenêtres. Ou celui qui regarde est seul au monde, la fenêtre encadre sa solitude, on se détourne, ce tableau éphémère ne porterait ni la signature ni la date ni le lieu de sa création, on n’ y pense pas. Il est installé dans ce sentiment de connivence, d’entrer malgré lui, dans le secret de la ville, et dans celui du fleuve – Le fleuve charrie ses secrets jusqu’à la mer pour les diluer dans autre chose, transformés en écume, en poussière d’iode, rendus à leurs plus simples expressions d’éléments chimiques. L’angoisse le fait transpirer, sa peau s’humidifie, le temps se liquéfie. Les nuages épais arrivent, une moiteur envahit l’espace et réduit la distance entre la femme et lui, le brouillard tombe, les lumières se drapent. Ils se lèvent presque ensemble pressentant l’averse, les pas résonnent ensemble. Ils marchent ensemble. Elle a cessé de murmurer. Il la voit remonter l’escalier de pierre vers l’avenue. Il a envie de la suivre, au moins pour reprendre le trajet dans la ville. La guerre et la paix sont inscrites sur sa silhouette fragile. Dans la rue, elle reprend vie, elle se perd sur le boulevard.