Ce moment quand on a franchi la dernière colline et qu’après la grande tour des Telecom on a vu apparaître barres d’immeubles de la ZUP et platanes enserrés de bitume entre les parterres de fleurs desséchées et les bouts de gazon jauni ça voulait dire fin des vacances le sable encore crissant sous les sandales ou grattant entre les orteils il faudra bientôt le faire disparaître. Maintenant c’est l’odeur de l’asphalte qui envahit le petit cocon de la voiture endimanchée d’un panier de piquenique et surchargée des bagages de tout un été – lentement on avance comme si les derniers kilomètres mon père il les faisait durer – lui non plus n’a pas envie de ce feu rouge où il attendra demain de pouvoir se rendre au boulot – ces avenues désertes le long du parc, les volets fermés sur presque toutes les fenêtres des immeubles un peu décrépis où habitent peut-être de futurs copains dit ma mère avant de tourner sur la place où les vitrines sont cachées par des grilles épaisses et observer sur le parvis de l’église les pétales du mariage d’hier collés au sol par l’averse de cette fin d’été et cette rue qui démarre après le carrefour c’est la montée vers l’école – une première punition avant la rentrée : passer devant les grilles apercevoir les vitres de la classe où demain depuis l’autre côté on regardera les nuages apporter l’air du large et puis tourner encore à droite le long du couvent où sont cachées les sœurs qui elles ne partent jamais elles sont entrées un jour pour toujours ont passé la porte cochère sous le porche à corniche enjolivée d’un autre temps et voilà juste après mitoyen tout collé le haut mur d’enceinte de notre nouvelle résidence puis l’allée où stationne le camion de déménagement entre les bacs de plantes et derrière la porte du garage les piliers du souterrain sous l’immeuble où on entame la nouvelle routine lancinante de la vie des trois cent trente autres jours de l’année sans voir la mer les plages la maison d’enfance l’endroit d’où on arrive où on vivait jusqu’à ce matin.
L’arrivée dans la ville, après la traversée, les quais du petit port puis la journée de marche, une ou deux haltes en bordure de forêt, là ça y est, les pieds sur le bitume après la poussière des chemins, on y est, la barrière d’un passage à niveau se lève, les rails forment une couronne autour des maisons longées d’avenues et de boulevards aux noms de grands hommes ou de batailles, je me dis ça en marchant, affolée par le bruit et les odeurs bizarres, oui, je pense à toutes les femmes qui ont enfanté tant de ces gens dont des plaques bleues portent les noms sur-imprimés en blanc, avec leurs dates ou rien du tout écrit en plus petit dessous, je vois le gars qui a clouté, vissé ces morceaux de métal émaillé aux angles des immeubles, je vois les architectes penchés sur leur table à dessin ou argumentant un préfet, un maire ou un promoteur pour construire ici ces monuments ces lignes de gratte-ciels ces allées où s’agitent maintenant devant moi qui n’y comprends rien des gens pressés des femmes avec ou sans enfants, plutôt sans d’ailleurs où sont-ils les gamins ah je les entends derrière le grand mur percé d’une haute porte et plus loin ce grillage coincé entre deux marronniers les voilà ils sont là protégés du monde comme en sursis en attente en préparation du grand saut qui les projettera tout à l’heure sur ce bout de trottoir sur ce passage-piétons vers leurs maisons la boulangerie peut-être avant ou la salle de danse qui pour l’heure reflète le ciel dans ses grands panneaux de verre à côté du musée des commerces banque assurances bistro petit atelier de couture grand magasin blindé de bimbeloterie gonflé du pouls de la ville qui entre et sort par ses portes battantes les poignées du resto à peine frôlées car les portes s’ouvrent se ferment sans cesse le monde est là et moi je le regarde je vois l’enseigne de l’auberge de jeunesse enfin je pose sac, idées et malaise pour repartir en songe, allongée enfin sur un lit un canapé un quelque part qui ne bouge plus, vers mon île chérie d’où je m’éloigne depuis ce matin.