#1
Voilà parfois ce que j’imagine. Partir comme autrefois. Les photos veillent sur mon immobilité. Elles ouvrent des fenêtres sur les murs qui m’entourent. Les nuits d’insomnie je refais en pensée les gestes des préparatifs. Je choisis un point sur la carte du monde, un point où vivent des inconnus, des inconnus que j’imagine, qui ressemblent aux inconnus que j’ai rencontrés mais dont les visages sont singuliers, mystérieux, si proches et si lointains. Nous nous ressemblons dans notre désarroi d’être là.
#2
il y aurait eu un contretemps. En voyage il faut s’attendre à l’imprévu. Il fait partie du récit, il en crée les reliefs. Lorsque la nuit semble avaler lentement les battements du temps, je me plais à imaginer tout ce qui viendrait contrarier le déroulement du voyage rêvé. Une façon peut-être de battre la réalité sur son propre terrain. Une foule envahit la rue, un tremblement de terre, un cheval fou qui dévale la ruelle, une adresse perdue, des papiers égarés, une cheville foulée. On revient chez soi comme invincible d’avoir été à ce point désarmé. Je pars croiser des regards, repérer les échoués dans les précipices de béton qui rapetissent les vivants. Les villes sont laides. Je vais cueillir des grains de lumière avant l’extinction.
#3
Un contretemps… disais-je. Le fait est que le mot lui-même interrompt ma phrase. Remonte du passé l’affiche de la pièce de Novarina, au Lavoir moderne, Vous qui habitez le temps. Ici je suis dans le temps du récit, un récit qui n’a pas encore commencé, un voyage immobile qui peine à surgir. Et déjà le mot contretemps me contrarie. Avant d’habiter le temps du récit il me faudra donc construire. On dit construire une phrase. Déjà je voudrais être plus loin, plus avant. Avant ou après. Peut-être sont-ils déjà là, ceux qui habitent le temps. Les habitants. En effet, une sorte d’agitation s’empare du brouillard. Un brouhaha. Déjà je retrouve l’inquiétude d’être cerné par la foule, par le flot qui déborde de tous les coins de la planète. Je me souviens des cartes muettes qu’il fallait recouvrir de noms. Partout des villes, des pays, des frontières. Déjà j’étais pris de vertige. Tous ces inconnus que je connaîtrais jamais. Dont j’ignorais les inquiétudes et les cauchemars. Les personnages des livres étaient plus vivants. Du temps de mes voyages, nous comparions nos photos. Certains avaient capturé des visages, des démarches, des rassemblements. Quant aux miennes, c’était une collection de détails d’architecture, de taches de couleur, de grains de matière.
Dans les nuits d’insomnie, ce n’est plus un point sur la carte du monde que je choisis. J’essaie de rejoindre celle que j’ai croisée près d’un puits à Chypre, celui qui se cache dans les arbres de Hyde Park, ou celle, debout sur la rive, qui regarde la voile disparaître dans le lointain.
#4
Je me suis sentie déboussolée. C’est pourquoi je vous écris cette lettre, l’espace de la page me rassure. Mes doigts enserrent le stylo, mes fesses pèsent sur la chaise. Le tourbillon des espaces sans repères peut se calmer et s’oublier le temps de l’écriture. Se perdre dans la ville inconnue vous assigne à n’être qu’un point agité de soubresauts sans aucune perspective. On ne voit plus rien, on ne guette que des repères qui vous échappent. Je ne peux ainsi rien vous dire de ma journée d’hier. Mon seul souhait, en m’adressant à vous, c’est d’éveiller le sentiment de votre présence et d’imaginer votre tête penchée sur cette feuille de papier, vos doigts glissant sur les bords, peut-être déçu par l’absence d’anecdotes exotiques. Dans ce présent inhospitalier dont je suis la seule responsable, c’est la seule brèche qui m’aide à respirer, le lien dont je tâte la solidité.
#5
CLEF : son panneton épouse la serrure grâce à ses pertuis. C’est l’accueillage. L’hôtelier l’a posée sur le comptoir. La grosse boule en laiton est gravée du chiffre 5. Ma poche est trop petite pour l’accueillir. Je la glisse au fond de mon sac.
FEU ROUGE : personne ne regarde la couleur du feu. Il faut plonger dans la foule qui sinue entre les véhicules en mouvement. Je me coince entre deux malabars qui semblent savoir où ils vont.
BUS STATION : les bus déversent leurs passagers, puis chargent un groupe compact agglutiné depuis des heures, entourés de colis et de paquets qui finissent en amas confus sur le toit. J’attends.
NOIX DE COCO : la lame acérée du hachoir décapite le fruit. Une paille et nous voici accroupis près du coupeur à sentir la fraîcheur du jus irriguer nos cellules desséchées.
ECRITS : panneaux, menus… on répète des sons que rien ne permet de transcrire, des sons qu’on oubliera aussitôt. La main sera notre langage.
YONDER : Yonder, c’est entre ici et là. Ce lieu n’existe pas en français puisqu’il n’a pas de nom. Et pourtant c’est là, dans ce yonder, que je passe le plus gros de mon temps. Et ne les croyez pas quand ils vous disent que c’est là-bas.
MARCHÉ : on marche dans les marchés au milieu des marchands. On tâte, on hume, on marchande. C’est fait pour ça.
MONUMENT : point focal qui sert de repère quand il est assez haut pour s’apercevoir, là-bas, un fois parcouru yonder, ou qu’on laisse dans son dos sans en prendre de photo.
CHAMBRE : endroit impersonnel où l’on pénètre en glissant la clef retrouvée au fond du sac, alourdi par les emplettes du marché, le ticket de bus, le menu subtilisé, et la paille pliée encore gluante du jus de noix de coco.