7h10. Il faisait encore nuit, c’était l’instant où le bus quittait le terminus — nous logions dans une de ces banlieues où les immeubles avaient grandi si vite qu’ils sentaient le neuf encore longtemps après, comme si les matériaux s’empêchaient de sécher, comme si le bâtiment lui-même nous maintenait dans une installation sans fin, en transit, tout proches de l’exil malgré les années — pour nous conduire en ville, ma sœur Céline et moi, arrêt place Jeanne d’Arc — le plus proche du lycée Saint-Sernin — tandis qu’à un arrêt ou deux plus loin, il atteindrait la place du Capitole, et ceux qui descendraient rejoindraient peut-être la rue Saint-Rome que j’avais tant aimée.
Le trajet s’étirait dans le noir de l’aube, sa froidure, son reste de sommeil. La cité avait surgi dans une plaine large et son bâti blanc occupait une place sans l’avoir méritée. Quelques fermes anciennes, tassées sur elles-mêmes, basses et dos rond à la route qu’elles avaient dû connaître quand elle était sentier, par la comparaison nous renvoyait l’image d’une barre géante — pourtant de quatre étages seulement — hostile et isolée.
Les bâtiments se tenaient à droite de la route et le vieux village — dix maisons et une boulangerie — tentait de s’étaler, à trois cents mètres peut-être, plus bas sur la gauche, le long d’une maigre rue qui conduisait aux champs, par de petites villas qu’on construisait, cerclées de bouts de jardins arrachés aux prairies. Nouvel arrêt pendant lequel montaient d’autres enfants des collèges et lycées. Le bus était complet.
Ce fut un voyage, triste et matinal, qui dura de novembre 64 à juin 70, fin de ma terminale. Le bus traversait la campagne que la pluie le plus souvent recouvrait. Elle tombait en biais sur les vitres, s’alliait à la buée pour contrarier la vue. Accrochées aux lanières, ballotées dans le tangage du bus, on s’agrippait à soi, le regard inutile. On quittait la campagne pour pénétrer en ville par un joli faubourg – nous étions tous les gueux de la banlieue, personne ne l’aurait dit mais on l’entendait bien – et enfin, soulagées, Céline et moi, on descendait du bus. Je traversais la place et même en retard, sous la pluie, dans le froid, rien qu’en engageant mes pas dans une vieille rue du centre, je me savais enfin de retour chez moi.
Résolue à ne pas être une fille de la banlieue, il m’arriva un jour d’été de marcher à travers la campagne pour rejoindre la ville par le même trajet qu’empruntait le bus, unique trajet que je connaissais alors. En ville, mon pas nouait les rues les unes aux autres. Je repoussais la discontinuité que le transport en bus créait entre les lieux – c’était ainsi que les banlieues émergeaient à l’écart, le transport semblait favoriser la distance plutôt que la diminuer — j’allais coudre la route aux rues du faubourg puis de la ville.
La plaine s’étendait très loin alentour. Je découvrais le ciel. La ville le morcelait, il était secondaire, la ville elle-même occupait la première des places — être de quelque part tenait à la brique, à la pierre, aux lieux qu’occupaient les églises, à leurs clochers, aux rues que les maisons formaient, aux noms qui leur avaient été donnés et que j’avais appris, parce que de les savoir me sauvait de l’exil, m’installait — souvent sans intérêt puisqu’il manquait de bleu – le bleu de ma première enfance (celle d’avant) semblait inimitable, un aplat de bleu, sans nuance, épais comme un tissu tendu au-dessus de nos têtes – et la campagne lui rendait son ampleur. J’avais été urbaine et voilà qu’en marchant sur une route bordée par des champs, lesquels sur trois côtés atteignaient l’horizon au départ de la course (c’était une gageure que d’atteindre à pied la ville) – derrière moi, le village qui s’étoffait de petites maisons, et la cité – je devenais une autre, comme si la couleur bleue sous laquelle j’étais née avait cédé ses droits au vert et que mon corps, mes sens l’adoubaient. Comme si la terre avait gagné cette fois-là sur le ciel. C’était inattendu, un bouleversement. Cette route du bus que j’avais acceptée de prendre parce qu’elle me conduisait à la ville, racontait une histoire. L’espace, infini, en était le sujet. Le paysage derrière les vitres du bus, zébrées par la pluie, opacifiées par les buées matinales, et quel que fut le temps toujours découpé dans un cadre, dissimulait son immensité. Elle naissait sans cesse sous le pas de la promenade. Je la reconnaissais autrefois dans le ciel, la mer et parfois le sable. Mais la terre, infinie, brune, blonde, verte, herbeuse ou rase, asséchée par la brise, qui n’en finissait pas de se renouveler, un talus, une courbe, et un vert, et un autre, plus dense, ou plus brillant, le petit bois au loin, et l’odeur de l’herbe et de la terre elle-même, et puis le ciel qui se dessinait bien net, et ses nuages blancs qui s’étiraient, flottaient, se désagrégeaient, se reformaient plus loin. Un champ, plus carré qu’un autre, une ferme pas si sombre, au toit rouge, avec sa cour fleurie. C’était fou tout ce qui, en montant dans le bus, nous échappait.
J’avais atteint la rue du faubourg, si jolie, avec ses maisons propres, accolées, mais un petit jardin devant, toutes différentes dans l’unité qui s’affichait bourgeoise, moins riches d’un ancien passé que les maisons du centre-ville souvent délabrées, moins belles, plus simples, l’aisance bonhomme que donne la prospérité. S’y promener m’apparut aussi délicieux que sucer des bonbons.
Enfin, j’avais traversé le canal, le rouge de la brique reprenait le dessus et j’atteignais le vieux monde au bout d’une heure et quart de marche. Temps vérifié à l’horloge de la place Jeanne d’Arc, j’étais parvenue à l’arrêt habituel du bus.
J’obtins le permis de conduire. J’étais retournée vers la ville – j’habitais un quartier populaire, un studio sombre en rez-de-chaussée – et la voiture – c’était l’unique bien de valeur monnayable que mon père possédait, et il économisait, un œil sur l’argus en journal papier, décidait bien à l’avance de la prochaine qu’il achèterait, d’occasion toujours, s’enorgueillissait ensuite faussement de sa 4L ou de son Ami6, émerveillé qu’il était par les plus belles, les plus chères (se contenter de peu, un déchirement meurtrier dans la chair, une absurde agonie commencée à son premier noël Une orange et c’est tout, un infarctus au moment de la retraite terriblement espérée les dernières années d’une vie à l’usine et le reste à se ronger les sangs disait ma mère — me ramenait le plus souvent le dimanche à la cité. Toujours le même chemin pour y accéder, désormais au volant d’une vieille 4L que mon père m’avait achetée.
Si le temps du trajet en était raccourci, curieusement la cité s’inscrivait dans un territoire devenu étranger. En avalant les kilomètres, la voiture redessinait la route, l’envoyait dans le monde, route parmi d’autres routes qui se multipliaient. L’infinité de la campagne traversée par le bus, par la marche, s’était rétrécie depuis que d’autres campagnes avaient surgi. Dans ma tête s’installait une cartographie de banlieues plus lointaines que la mienne, insoupçonnées, la mienne elle-même se dépliait, de rues en rues, de sentiers en sentiers, de champs en nouveaux champs, lesquels existaient bien avant la construction de la cité et m’étaient restés inconnus. La petite main qui cousaient entre elles les rues, en conduisant, était devenue modéliste de mappemonde.