L’avion s’est posé sur un tapis de neige, les roues n’ont pas déviées. Sur la passerelle dont les marches descendent sur la piste, mon corps reçoit les – 20 degrés de l’hiver arctique. Emmitouflé dans ma doudoune, je marche vite en m’appliquant à ne pas glisser, les joues griffées par le froid. Portes battantes, chaleur du hall d’accueil, attente des bagages, sortie, puis taxi et la voiture qui glisse dans le silence de la nuit polaire. Je le connais bien ce silence et je l’aime. Il m’installe dans un lieu de moi même dont une vaste partie me reste a explorer mais qui n’existe qu’ici. Je suis donc arrivé, d’une certaine façon, la façon du nomade qui traverse mais ne se pose pas, sorte de « Passenger » de la chanson d’Iggy Pop : Une arrivée qui est en même temps et toujours un départ. Mais aujourd’hui, ce sera différent. Aujourd’hui, je vais m’arrêter, pour la première fois, dans cette ville que j’ai traversé mille fois. Le taxi me dépose devant un immeuble des années soixante dix et disparaît dans la nuit. Je me retrouve immobile sur le trottoir, ma valise à la main. Silence. Après avoir déposé mes bagages dans l’appartement que je vais occuper ces prochaines semaines, je redescend dans la rue et m’apprête, cette fois, réellement, à entrer dans la ville. Ce n’est plus cette ville, ces villes, qui bougent, défilent autour de moi, comme les paysages par les fenêtres d’un train. Cette fois c’est nt moi qui modifie l’espace, les perspectives et les sensations au rythme de mes pas. Je deviens le pivot de cette expérience. Tout d’abord je les entends crisser dans la neige épaisse, mes pas. Crisser dans le silence. Et l’image mentale que ce son, cette sensation fait partie du quotidien des personnes qui habitent cette ville me saisit, comme partager une langue. Je regarde les balcons, les fenêtres allumées, le ciel, les fumées. Tout me paraît extrêmement précis. Mon regard perçoit chaque détail le long de la rue par laquelle je me dirige vers le centre ville. Les enseignes vieillottes ou plus neuves des coiffeurs, brocanteurs, électriciens, les néons bleus et rouges des cafés qui teintent la neige des trottoirs. Les voitures garées, plus ou moins couvertes de neige selon le moment où on les a déposées, la texture des volants, la matière des sièges, les objets dans les vitrines et les gens que je croise. Tout est surgissement. Je m’arrête pour essayer de saisir l’idée de ce qui se passe. Je sors mon carnet, enlève mes gants et note, vite, avant que l’encre ne gèle. « L’arrivée en un lieu, alors que l’on y est encore étranger, nous replonge dans l’œil de l’enfant qui saisit le monde dans l’apparition de la première rencontre. Attention extrême qui transforme chaque perception en un torrent d’émotions, d’impressions, d’images dont, plus tard, devenus adultes, ne nous restera qu’un faible reflet que nous nommerons souvenirs. » Réactiver le surgissement dans le souvenir sera alors le travail de la poésie. Mais pour le moment, à cet instant, dans ces premiers pas que je fais dans la ville inconnue, je marche dans l’exact présent d’un souvenir et tout mon être vibre. Rester dans cette disposition le plus longtemps possible avant que , pas après pas, l’apprivoisement ne la dilue. L’enfance est un état sauvage et fragile. Il y a d’abord ces immeubles d’une hauteur que je n’ai jamais vu. Ce sont comme des pointes lancées pour trouer le ciel et qui se perdent en lui. Sensation de distance inhumaine. Des gens vivent là dedans, tout la haut. Mais quelle est leur expérience du monde? La question me saute au visage, plus exactement, elle fait surgir à mon esprit une dimension nouvelle de l’habitabilité du monde, entièrement insoupçonnée et qu’inconsciemment mon cerveau s’efforce immédiatement de construire, à partir de bribes de mémoire qui tentent de se frayer une place pour habiller avec un peu de ce que je connais, ce décor en projection que je ne vois que d’en bas et ne puis que spéculer vertigineusement. Puis, je reporte les yeux au sol. Je n’ai aucune idée d’où je me trouve, je ne connais aucun point auquel je pourrais relier ma position. Je suis entouré de larges avenues et d’esplanades sur lesquels se dressent d’énormes bâtiments d’un style plus ancien que les flèches et construits dans un matériau plus lourd qui m’est plus familier: la pierre. Mais dans des proportions qui pourraient me faire croire que je subis un syndrome de Gulliver, tant ils sont gigantesques. Je ne lis pas la langue gravée sur les frontons. S’agit il de musées, de prisons, d’écoles ? Je suis complètement impuissant à déchiffrer ce monde. Quelques statues ponctuent l’espace, leur présence m’apaise un peu : Les personnages sont à échelle humaine et j’éprouve une familiarité de principe : comme dans tous les lieux où je suis déjà allé, ce sont des gens qui ont rendu des services, quels qu’ils soient, à la communauté qui les a érigé. Mais je ne reconnais pas ces cavaliers. Je continue d’avancer. A présent, dans les rues, je ne vois que des hommes, aucunes femmes, pas d’enfants. Angoisse diffuse. Peut être suis je dans un quartier militaire ? Je cherche à voir des indices d’uniformes dans les vêtements sombres et épais dont les passants sont recouverts mais je ne trouve rien de certain dans ce sens. Je n’ose pas arrêter quelqu’un. Que lui dirais je qui ne me fasse passer pour fou ou benêt ou suspect? Voitures et camions sillonnent l’espace en un ballet régulier, calme comme une lente pulsation cardiaque, les fumées d’échappement se figeant légèrement dans l’air glacé. Un vent régulier balaye la neige sur la chaussée. Je marche emmitouflé. Parfait étranger ici, je me raccroche à mon objectif : me rendre depuis le bateau qui fait une courte escale, au 2110 de l’avenue B mais je marche depuis un temps qui me semble infini et cette avenue, comme cette ville me noie, je n’en vois pas la fin.