Deux tickets, un de première classe et l’autre de deuxième. On grimpe dans le train, wagon de première et dès l’installation, la contrôleuse du Parti me tance d’être à une place qui n’est pas la mienne, je fais celle qui ne comprend pas. Dans le compartiment, les passagers s’installent pour le long voyage du sud au nord. Couchettes confortables. Roule le train et on fait connaissance. Une jeune femme cheveux coupés court à l’occidentale donne le la, elle me dit de jouer la femme enceinte dès que la contrôleuse paraît, et à chaque contrôle, j’ai droit à une engueulade. On passe les plaines, les rizières. Ralentissement du train, on aborde un virage, des troufions cigarette au bec, dépenaillés, stationnent là attendant on ne sait quoi, le train marque l’arrêt et nous voilà dans la gare. D’un signe de tête, d’un regard, nos copassagers nous disent de descendre. Tous ceux en état de manque se précipitent, cigarettes allumées, les groupes se forment, celui de notre wagon, auquel on reste collés comme un enfant aux jambes de sa mère. Ronds, nuages de fumée, les cigarettes-amies s’échangent, les fumeurs se comprennent rassemblés autour des braises incandescentes de leur complicité. Mon compagnon s’intègre, il ne parle pas la langue du pays mais celle du tabac. Moi, je vais de groupe en groupe, essayant de capter une bribe que je pourrais identifier. Je ne m’éloigne jamais trop loin de notre wagon de peur de voir le train s’ébranler et me laisser en plan. Mon compagnon est aux anges, la locomotive loin devant est à vapeur, on l’entend soupirer, se rassasier de charbon et, sourire aux lèvres, on imagine un Jean Gabin chinois domptant la bête. Notre groupe-compartiment-fumeurs reste bien aggloméré à la porte, moi, je furète un peu, essayant un langage gestuel avec un tout-petit ponctué de coucous, provoquant des cascades de rires de l’enfant au bob rose et de sa mère. Celle que je nomme la cheffe du compartiment, la jeune femme libre, nous chasse parfois et « reçois ». Nous, on se glisse jusqu’aux troisièmes classes où les paysans rigolent en regardant La soupe aux choux sur leur couchette de bois. Retour à « nos » places. Arrêt. Engueulade. Militaires. Gare. Attente, soupirs de la machine, souffles de tabac brun qui arrache parfois toux et crachats, groupe soudé autour du rituel cigarettes. Jusqu’à la capitale.
Mon compagnon est aux anges – les gars sont comme ça, les trains ça leur parle depuis la toute petite enfance. Alors, il s’approche de la locomotive à vapeur – et moi avec lui. On l’entend soupirer, se rassasier de charbon et, sourire aux lèvres, on va à la rencontre du Jean Gabin chinois de La Bête humaine. On le salue, on s’extasie, il comprend très vite qu’il a affaire à des amoureux du rail, de ceux que la vapeur n’incommode pas, au contraire. Et s’enclenche un dialogue, ou plutôt un monologue, ponctué de « chema », j’ai appris récemment que selon la prononciation, le ton, l’intonation, ce mot signifiait « Ah bon ! », « n’est-ce pas ? » « Pourquoi ? » Et ça me suffit pour une conversation où quand la tonalité de la phrase baisse, je prononce le mot magique avec le ton et la mimique adéquats et ça repart. Ainsi il nous raconte sa vie, son boulot, ses périples sur sa locomotive, c’est passionnant, on perçoit qu’il a des problèmes pour mener une vie de famille telle qu’il voudrait, que les trajets sont longs, fatigants mais qu’il aime ça. Une conversation où on n’a rien compris mais où le courant est passé, quelque part, loin de cette gare il racontera qu’il a rencontré deux longs-nez.