# double voyage | 03 l’impossible retour

… Et toujours ce sentiment d’abandon, ces pleurs au fond de moi et ces moustiques inutiles dont j’envie la liberté de mouvement. Eux peuvent partir, traverser le fleuve et remonter la forêt. Mais moi, comment partir, s’extirper, s’en aller ?
Je suis seule avec ma conscience. Elle me parle car c’est la seule qui s’intéresse à moi. J’observe, elle me répond.

Les habitants ne sont guère causants – Normal vu vos idiomes différents.
Les habitants sont nés et mourront ici. Moi, je suis de passage – Comme tout le monde sur cette terre, que ce soit ici ou ailleurs, tu n’as rien inventé.
Ici, les habitants n’ont rien d’autres à faire que regarder passer le temps – il n’y a désormais plus que le temps qui passe dans ce coin reculé.

Il fallait que je trouve à manger. Il fallait apprendre à parler. Il fallait surtout ne pas déranger. Il fallait que je comprenne ce monde qui m’était inconnu. J’avais encore l’espoir de. Et l’envie de. Et l’énergie pour.

…Et toujours ce sentiment d’abandon, ces pleurs au bord des lèvres et ces moustiques aux trajets improbables. Voraces, leur destination se situe au plus près du sang, ce qui glace le mien. Je ne les envie plus.

Les habitants me voient comme un être à part non-entière – Un bout de toi qui ne les boulverse pas. Les habitants semblent obéir à des lois que je ne comprends pas – les lois de la jungle sont ici bien réelles. Les habitants ne semblent pas préoccupés par mon état – ils ne te tireront pas du sort qui est le tien.

Il fallait que je sache où j’étais. Il fallait que je réfléchisse. Il fallait que je me calme. Il ne fallait pas que je perde la raison qui – avec ma conscience – me donnaient un semblant de conversation.

… Et toujours ce sentiment d’abandon de moi-même, ces pleurs assèchés et ces moustiques qui m’ont adoptées. Je ne suis plus moi, je voudrais partir de moi-même, m’enlever de mon corps et retrouver ma maison.

Les habitants ne me regardent plus, je suis devenue invisible, transparente – trans-parente, au-delà d’une parente, tu n’existes plus que dans la tête de ceux qui t’ont connue.
Les habitants ne veulent pas de moi. Les habitants ne veulent pas de ma différence. La forêt veut de moi et me retient ici, le fleuve veut de moi et me retient ici, le danger veut de moi et me retient ici. Et moi, je me retiens aussi car je me suis perdue en moi-même.

2.
… Et toujours ces bruits métalliques de portes qu’on ouvre et qu’on referme, ce cliquetis de gouttes qui tombent sur le sol et le silence glaçant du gardien. Il pleut dehors. Cela transperce à l’intérieur. Je pleure dedans. Cela transperce mon coeur.

Les habitants sont effrayants de solitude. Les habitants n’ont rien fait pour être ici. Les habitants sont dans les mains d’autres habitants qui vont décider de ce qu’ils vont en faire. Je ne fais pas partie de ces habitants-là.

Il fallait ne pas se lever. Il fallait ne pas parler. Il fallait ne pas lever les yeux. Il fallait rester assise. Il fallait baisser la tête. Il fallait ne pas pleurer.

… Et toujours ces bruits métalliques de portes qu’on ouvre et qu’on referme, le cliquetis des gouttes s’est arrêté avec la pluie et le silence du gardien s’est transformé en quelques cris. Cela ne transperce plus à l’intérieur. Je pleure dedans mon coeur transpercé.

Les habitants ont changé, certains d’hier sont partis vers ailleurs, d’autres aujourd’hui sont arrivés. Ces habitants-ci ont encore l’espoir. Ils doivent apprendre l’impossible. Je les observe se dégrader en eux-même.

Il fallait se déculpabiliser. Il fallait faire le chemin inverse, ne pas partir, ne pas s’envoler, ne pas arriver à M., ne pas refuser d’entrer dans le magasin, ne pas aller vers le gardien au pistolet, ne pas donner mon passeport vers l’enfer. Il fallait ou aurait fallu ne pas. Mais je l’ai fait.

… Et toujours ces bruits métalliques de portes qu’on ouvre et qu’on referme, comme une ouverture en soi qu’on n’a jamais poussée. Cette envie de retrouver la lumière, la routine, le possible, le retour, la source. Cette envie qui fait tenir et qui enfin se réalise. La liberté n’a pas de prix, si ce n’est celui de l’ouverture. Encore et toujours.

A propos de Stéphanie Lannoye

Historienne de l'art et conférencière, mon métier est de relayer par des mots tout ce que d'autres ont créé, imaginé, construit, écrit ou vécu. Comme une balise dans la transmission des savoirs, je guide et je partage.