Dos au mur, ils regardent les enfants au milieu de la cour, qui claquent des mains, qui tapent des pieds, qui font des tours. Ils n’ont pas d’autre choix que d’être là, l’un et l’autre, pour le petit dans la ronde, et l’autre, le grand, debout contre le mur d’en face, et qui regarde aussi – car ils sont une famille – un et un font deux, fois deux qui font quatre. Elle porte un tailleur beige, des collants fins et de petits talons. Ses cheveux sont relevés en chignon. Elle est blonde et belle encore – belle encore, comme si elle était vieille, mais elle est jeune encore, du moins pourrait-elle l’être. Lui est robuste et massif comme les hommes du nord, cheveux drus, barbe noire, et les épaules larges, comme son grand fils en face qui a quinze ans déjà et se moque gentiment de son frère dans le groupe d’enfants. Ils se tiennent l’un à côté de l’autre, elle est plus petite que lui, une tête de moins comme on dit, et elle aimait se ranger sous son menton au temps jadis, bien à l’abri, mais pas qu’en cas de pluie, tout le temps, à tout moment, pour une éternité – et elle levait la tête vers lui qui baissait la sienne vers elle et c’était tout et ils riaient. Ils rient aujourd’hui de voir le petit danser au rythme de la musique, picotement au coeur comme une pointe de joie, de nostalgie parfois. Ils regardent et sourient chacun pour soi, car ils n’ont pas le goût de partager l’instant – ils pourraient, pourtant, tourner la tête l’un vers l’autre dans un mouvement complice, un battement de cils, pour se dire c’est le nôtre tout de même, c’est nous qui l’avons fait – leur enfant à eux deux tout de même, mais c’est finit tout ça, ils sont chacun pour soi. Elle est ailleurs, s’invente des histoires, des rencontres au seuil de chambres closes, où elle monte par l’escalier de bois. Sur le palier, elle cherche une porte, où elle s’arrête avant de repartir – vibration d’un instant dans une vie trop longue, diluée dans le temps. On lui donne une adresse, un numéro de téléphone ou de code, un étage, on lui dit viens maintenant. Elle va sur les boulevards, longe les rues pavées d’échoppes, plus loin traverse une sombre ruelle étroite, s’engouffre dans une impasse. Elle sonne à l’interphone. Elle prend les escaliers. Les talons de ses bottes cognent contre le bois des marches ; elle a chaud dans sa robe de laine bleue. Elle espère ne rencontrer personne, tandis qu’elle poursuit son ascension – un moment pour elle seule, pas de bonjour, pas de regard. Elle imagine l’autre, de l’autre côté, tandis qu’elle avance dans le couloir, la bouche un peu sèche – elle imagine l’autre dans son attente, assis sur un coin de lit, et qui roule une cigarette avec fébrilité sous la fenêtre ouverte, et qu’un frisson traverse – il fait chauffer de l’eau pour le thé, le café, met un fond de musique, sans songer que c’est déjà fini sans avoir commencé – car elle ne sonne pas, ni ne frappe à la porte. Elle reste un instant, écoute en dedans les battements de son coeur, avant de s’éclipser à pas de loup, hâtivement – descendre l’escalier et se jeter dehors, courir sur les pavés, rentrer à la maison – si c’est l’heure, aller chercher le petit à l’école. A l’école, c’est la fin de l’année, on est venus manger des crêpes et des pommes d’amour, dire au revoir et à l’année prochaine ! Les enfants font leur danse, guidée par la maîtresse qui souffle les mouvements, rassure les incertitudes. Les parents se sont rassemblés, spectateurs conquis, acquis à la cause de leur progéniture – mais quel ennui ! Lui toussote, regarde l’heure plus souvent qu’à son tour, aussi discrètement que possible, mais on ne voit que cela, l’appel du téléphone, le désir ardent de tenir l’écran dans ses mains, comme un miroir qui le rattache au monde, à tout le monde, preuve d’existence aux yeux des autres, de tous les autres, oui, mais les proches… Il voudrait que ça s’arrête, que s’arrête ce ménage – ce manège. Relâcher le sourire, retourner aux affaires. Il pense à l’attaché-case resté sur le siège passager, à l’ordinateur qui sommeille, songe au moment du rallumage, dans l’angle du canapé, quand tout le monde sera couché – reprendre les choses où elles étaient, le dossier laissé en suspens pour une danse d’enfant. Elle a lâché la pose, croisé les bras, s’est adossée au mur. Ce soir, inutile de préparer le dîner – ce beau buffet qui les attend sous le préau ! Les enfants mangeront quelques chips, une part de quiche et de gâteau au chocolat – à la maison, pyjama et au lit, où elle ira aussi pour lire et rêver, avant qu’il ne vienne se coucher. Ils éteindront la lumière – sauf un filet dans le couloir pour le petit, sa peur du noir. Ils se tourneront le dos : entre eux, un morceau de drap froissé, sans se toucher – ou bien à peine, parfois, quand ils ont froid.
il reste tout de même plein de chose dont quand ils ont froid
souhaitons-leur cela !
Quel beau texte avec prétexte le désir ardent de le tenir entre les mains, le téléphone… Très actuel et partagé par tant de parents dès qu’ils sont accompagnés d’enfants. Une jolie captation de vie, décors, pensées et personnages. Addictif. Merci
Merci encore, Anne !
Et j’adore la photo !
Les escaliers de l’Auberge Ravoux à Auvers-sur-Oise !