Dormir dans un seau de javel. L’odeur, mais aussi le ressac dans le seau déplacé — tout l’appartement chaque soir — et les plongeons répétés de la serpillière. Les pieds cuits, l’odeur, on ne peut l’expliquer mieux.
Dormir c’est noir et blanc, face aux arbres. Une grande fresque. Floue, la prise de vue artistique, flou le regard qui se brouille, jouant avec l’obturateur à plusieurs reprises avant le noir complet, floue enfin la mémoire : les arbres sont nus dans l’hiver du noir et blanc, les yeux de cet âge sont fermés pour toujours et l’image est captive dans la paupière même. Retour de la couleur dans les rêves
Dormir à la 3. Le torrent ronronne au fond du ravin. C’est le dragon de la famille, du village. Il berce. Trop souvent les cataplasmes de pommade mentholée, un instant glacée puis brûlante comme la fournaise toute la nuit sur la poitrine. On les redoute, mais leur feu dans les bronches devient la marque certaine notre filiation de dragons. Avec la fièvre, on se perd sans crainte dans le labyrinthe du grand lit qui s’augmente des arabesques bleues du papier peint.
Dormir à la 4. Quelle idée dans l’hôtel vide ? Dans le virage en contrebas, le passage des camions fait trembler « toute la maison ». Et les lits jumeaux disent une comptine cruelle à l’enfant unique. Celui où l’on dort est contre le mur et le mur contre l’escalier qui rapporte chaque arrivée, chaque départ, chaque passage. La 4 est une planque, une tour d’observation et les toilettes sont tout près.
Dormir à la 1. On dit indifféremment une ou un. Jamais la nuit. Des siestes dans le bleu glacier des rideaux, sous la garde tutélaire des bergères de la tapisserie. Alliance du matelas de laine et du conte du compte des moutons bleus. La vierge brille dans l’obscurité, on dort dans son clin d’œil.
Dormir au grenier. Dans la petite cabine en lambris sur-mesure pour l’enfance et le lit à rouleaux qui est une tente, un navire, un traîneau, une île.
Dormir dans l’auto, toutes fenêtres ouvertes, traversant la canicule marseillaise. Le mouvement et la nuit contrefont la fraîcheur.
Dormir pendant un an dans la chambre impersonnelle d’une maison de vacances. La Californie, c’est tout à la fois le nom du lotissement et le refrain d’une chanson qui passe à la télé dans la pièce d’à côté. Murs blancs comme l’os d’une seiche pour mieux que s’en détache le noir des araignées. On dit que le voisin s’est fait tuer par le sac. On voit la mer au loin par la baie vitrée. Le lapin bleu transfuge de Luna Park veille pourtant.
Dormir dans la fratrie infernale des cousins de La Chambre. Quatre dans la même. Lits partagés on ne sait trop comment, mais jamais sans disputes dantesques où se mêlent les cris de leur mère, de leur grand-père et du Bobby. Cette pièce ne sert que l’été, pour nous. Elle est pleine de meubles trop lourds sur quoi se couvrir de bleus. Un mélange troublant de solitude et de contentement dans tout ce foutoir. Comme avec la soupe du soir, dont on déteste l’odeur, mais qu’on avale goulûment.
Dormir dans un chalet aux gros rideaux beiges à carreaux. On observe longuement, fasciné les chenilles énormes qui se cachent dans les replis du tissu et que l’ombre trahit. Elles bougent très peu. On élucide cette horrible énigme à chaque séjour — l’ombre est celle-là même du tissu massé sur le rebord de la fenêtre — et on oublie jusqu’à la prochaine fois. Mais quand on s’en souvient, on voit simultanément l’ombre du tissu et celles des énormes chenilles.
Chouette collection de petits mondes !
dormir entre Javel et chenilles dans la solitude avec cousins et ce blanc au noirs d’araignées … de belles images
Voilà bien un truc de scénographe : tu fais péter les cloisons et rassemble dans un grand espace ce qui était épars, m’offrant un grand terrain de jeu. Merci Nathalie !
suis passée par tant de sensations.. 🙂
très troublant le «dormir c’est noir et blanc»
Plus encore : ma difficulté à penser les scénographies autrement qu’en noir et blanc.
Très évocateurs ces « Dormir » !