Elle pourrait rester des heures ainsi, immobile sur ce quai. Elle ne voit pas la femme et l’enfant s’engouffrer dans la petite gare à peine plus fraîche que l’extérieur. Les pales des ventilateurs du plafond tournoient en silence, insensibles à leur inutilité. Un couple de personnes âgées somnole sur l’une des rangées de sièges. Plutôt l’homme, le menton appuyé sur la canne qu’il tient à deux mains. Le regard de son épouse est fixé sur l’horloge murale. Ils sont arrivés bien trop tôt pour leur train qui ne partira que dans quelques heures. Quelques jours auprès de la famille une fois par an, de préférence au printemps avant que la chaleur soit invivable. L’été est précoce cette année, les journées ont été longues au milieu de cette animation à laquelle ils ne sont plus habitués. Les petits-enfants ont grandi, les enfants vieilli, ces derniers ont eu bien du mal à cacher leur impatience de les voir rentrer chez eux. Ce matin ils se sont levés aux aurores, quand arrivés à la gare ils se sont rendus compte qu’ils avaient une poignée d’heures d’avance ils n’ont osé rappelé les enfants qui venaient de les déposer en voiture. Une petite dispute entre eux n’a pas réussi à éclaircir qui de l’un ou de l’autre s’est trompé et a mal lu les informations sur les billets. Un dialogue de sourds et un concours de mauvaise foi soldés par des haussements d’épaules et des marmonnements. À cet âge-là, on crie plus, on rumine en silence. Une distance intérieure engendrée par la trop longue proximité des corps devenue un refuge auquel la résignation s’est habituée à se blottir. Il s’est endormi, elle attend. Ses yeux d’aigle se déplacent avec vivacité au moindre bruit, suivant avec une attention aiguë chaque mouvement et personne qui passe, en plissant légèrement ses paupières lourdes. Son dos la fait souffrir, elle s’allongerait bien, à même le sol, mais au-delà de la honte et de son éducation, comment ferait-elle pour se relever? Le guichetier, un homme d’une trentaine d’années avec des sourcils épais et des lèvres charnues regarde un match de football sur son téléphone. De temps en temps une personne vient lui demander un renseignement et, en entendant le match lui demande : Alors? Jusque maintenant il n’a pu offrir qu’une seule et même réponse : Match nul.
La France joue aujourd’hui en demi-finale contre l’Allemagne. Toujours une résonance historique dans l’affrontement de ces deux pays, une sorte de challenge symbolique. Quelque chose qui remonte à très loin se rejoue et on ne sait plus toujours très bien quoi. On retient son souffle. Les deux équipes se sont plutôt bien défendues jusque maintenant et l’enjeu est de taille, la coupe du monde. Pour l’un une place de vainqueur à conserver pour l’autre un statut à reconquérir. Personne n’a compris que le match se déroule d’ailleurs en pleine journée. Pour cause, le décalage horaire. Cette année la compétition se déroule en Arabie Saoudite. L’employé de gare se mord les lèvres, il est inquiet. Il a parié deux cents euros sur la France et ne voudrait pas perdre. S’il gagne, une séance d’explication sera évitée et peut-être même qu’il l’emmènera en week-end. L’un de ses cousins est dans la foule compacte que l’on aperçoit derrière les joueurs. Ici et là-bas on tremble, on soupire, les âmes partagent le même émoi. À Dusseldorf, Bordeaux, Calais, et Dresde, à Schwabach, Dijon, Hamburg et Cognac, à Dortmund, Cassel, Chalon-sur-Saône, Brunswick, La Roche-sur-Yon, Bétune, Ulm, Perpignan, Spremberg, Stuttgart et Créteil, on est à Ryad. Dans les salons, sur les écrans, sous les yeux. On trépigne, on hurle, on postillonne. Les ongles sont mordus, les bières avalées. Depuis les intérieurs sombres on se fout qu’il pleuve ou que le soleil cogne. Rideaux fermés, volets baissés, pour y être, comme au cinéma. Ici aussi, dans cette petite ville balnéaire vidée par la basse saison, on est sous les projecteurs, dans la nuit de Ryad. C’est un samedi qui ressemble à un dimanche. Dans les rues pas âme qui vive, un silence pesant et malsain règne dans l’air. Sous cette nappe trompeuse sourd une nervosité palpable, une tension. Des cris étouffés s’échappent par poussées imprévisibles à travers les cloisons. On pourrait croire une ville dans laquelle on a parqué les fous, à l’abri des regards. Ce soir la rue sera envahit de fêtards, si victoire il y a. Non loin de la gare, dans l’un de ces appartements étriqués au bord d’une nationale, un père est devant son écran de télévision. Allongé sur son lit aux côtés de sa conquête du moment, il déverse sa colère sur la jeune femme lascive qui se tient à côté de lui. Elle écoute d’une oreille molle la liste de défauts qu’il dresse à l’encontre des attaquants de l’équipe de France. Lui, si il n’avait pas arrêté le foot à cause de ce putain de péroné, si il touchait les sommes astronomiques dont on couvre ces idiots, il serait capable de marquer, de faire honneur à son pays. L’honneur, aujourd’hui il n’a que ce mot à la bouche. Il ouvre de grands yeux en le prononçant, ébloui par le respect qu’il voue à ce concept. Illuminé, détenteur du sens d’un mot que si peu comprennent. L’équipe allemande, d’ordinaire une vraie toile d’araignée mobile, est comme assommée. Les joueurs baladent avec difficulté les petits points blancs de leur maillot. Une mystérieuse torpeur s’est abattue sur l’une des moitiés du terrain. Immobiles comme des mouches engluées, ralentis, des moustiques assommées par la proximité d’une ampoule, désorganisés, une horde de fourmis dont on aurait attaqué la fourmilière. Comment ne pas avoir le dessus sur ces tout petits insectes blancs inoffensifs? C’est maintenant le moment de frapper durement. Il en mettrait lui un coup de pied aux culs des maillots bleus et un autre dans la balle pour leur faire comprendre à ceux d’en face. Les bleus courent de part et d’autre du rectangle vert mais semblent se débattre contre le vide. Un mur de verre s’est glissé entre les adversaires rendant chacun de leur effort inutile. Le spectacle est consternant, rythmé de légers heurts rendus dramatiques, de bousculades volontaires et de corps qui se contorsionnent. Les mâchoires articulent des paroles inaudibles, des visages déformés s’insurgent, ne sont plus que des yeux féroces et des bouches prêtes à dévorer un arbitre en sueur. Ce n’est plus du sport, mais de la comédie. Il écume de rage, furieux d’être incompris de son interlocutrice et davantage du désintérêt qu’elle affiche. Enivré de clameurs lointaines, bouillonnant dans sa propre rage il n’entend pas le téléphone qui sonne pour lui annoncer l’arrivée de son fils.
La vieille femme sourit à l’enfant, celui-ci demande à sa mère une pièce pour s’acheter une friandise dans le distributeur. Il se dirige en trottinant vers la machine, son trésor serré au creux du poing, sous les regards attendris des deux femmes. La mère a les yeux embués, elle place sur son nez les lunettes de soleil qui reposait sur le haut de son crâne. L’échéance approche, elle n’est que plus concrète depuis qu’elle a posé un pied sur le sol de cette ville maudite. Si seulement elle osait. Une idée aussi saugrenue que folle la traverse qu’elle abandonne aussitôt. Faire demi-tour serait de la folie, il y a le juge, les avocats et même la police. L’enfant ne sait pas, il ne se rend pas compte, il pense que c’est un voyage et a oublié qu’elle ne resterait pas. Il a choisi un paquet rouge contenant des bonbons, son visage s’éclaire quand la boucle métallique le libère et qu’il chute derrière la vitre. Sa bouche salive déjà. La vieille femme en a vu beaucoup dans sa vie des petits-garçons et il lui arrive parfois de se demander comment elle a pu trouver les siens uniques, car aujourd’hui ce petit-garçon là pourrait être son fils, ou l’un de ses petits-enfants. L’envie lui prend de tendre ses bras vers lui et de l’appeler par n’importe quel prénom. Quelle est la différence, après tout, la verrait-elle? Des fesses dodues à nettoyer, des bouches baveuses à essuyer, des joues tendres à embrasser. Un enfant, c’est un enfant. Son amour n’a plus de limites et elle ignore si c’est grâce à Dieu ou à cause de la déception qu’engendre l’enfantement, le fruit de sa propre chair. Quelque chose de nouveau s’est passé sur l’écran d’affichage. Elle avale les nouvelles lettres en un éclair. Train retardé. Une vague d’indignation la soulève accompagnée d’un pincement aigu dans la poitrine. Le destin abandonne aussi par de petites choses et il arrive qu’elle fasse aussi mal que les grandes bien que moins longtemps. Ce sont des entailles peu profondes, des gifles. Dans les chaussures il y a des cailloux et des rochers. Elle aimerait réveiller celui qui est à ses côtés en l’interpellant pour lui dire, qu’il avale avec elle un peu de cette caillasse, partager sa colère, le sortir de son sommeil protecteur avec un petit coup de coude osseux dans son ventre grassouillet. Ça la démange. D’autant plus qu’il s’est mis à ronfler bruyamment. Elle n’en fait rien, hausse ses épaules frêles, avale sa salive. Elle aussi aimerait pouvoir s’endormir partout avec cette aisance. Quoiqu’en y réfléchissant de plus près, c’est peut-être ça qui la maintient. L’impatience, la vivacité, l’angoisse. Ce qui l’a fait se lever à six heures et la tient par les tripes toute la sainte journée même quand celle-ci est morne et vide. Même quand elle se répète. La nuit elle dort mal, pourtant elle fait semblant de prendre les gouttes que son médecin lui a prescrites car elle n’aime pas se sentir vaseuse. Les gouttes coulent dans le lavabo en évitant le verre d’eau sous son regard triomphant. On ne l’aura pas comme ça. Tout est dans les nerfs, c’est ce qui la dévore et la conserve. Il n’y a rien en elle de la mollesse de celui qui se trouve à ses côtés depuis plus de quarante ans, et c’est peut-être ce qu’elle a aimé et détesté le plus chez lui. Le type derrière la vitre échappe une exclamation, un but manqué de peu. Ils pourraient mettre une télévision dans la gare, pour ceux qui n’aiment pas lire. Quitte à s’ennuyer autant regarder des corps jeunes se mouvoir, étincelants de sueurs et rivalisant de vulgarité. La mère et l’enfant s’en vont, celui-ci enfourne par poignées des petits bonbons colorés en gloussant, laissant tomber quelques-uns au passage. Il ne reste plus rien à voir, à par cette jeune fille avec son gros sac de voyage et son air hagard qui vient d’entrer en clignant des yeux. Elle traverse la gare d’un pas traînant, écrasant avec indifférence l’un des quelques bonbons aux couleurs acides sur le carrelage sale.
En lisant, j’avais la sensation d’une caméra qui se déplace dans et autour de cette gare et accroche de son œil les détails. Une belle expérience 🙂
Merci beaucoup Rebecca, bien à toi 🙂