Dire

Je ne suis pas sûr d’avoir jamais appris à ne pas me salir. Ces saillies me font braire, aller à la ligne recommencer encore et toujours et TOUJOURS le même texte

Je ne suis pas complètement sûr

J’écoute de la musique. En même temps que j’écris. C’est plutôt la nuit que j’écris, C’est pour n’être plus seul, probablement. Je dévie ? Je dévie. Je ne le suis pas. Seul, je veux dire. Je ne le suis pas. Cette chanson

« je suis là je la suis »

C’est Orly le dimanche avec ou sans Bécaud. Orly, le dimanche et sa jetée. Je m’égare, je pense à autre chose, à son piano l’artiste improvise. J’attends de voir ce qui va en sortir. Il y a de l’orage et il gronde. Je ne suis pas certain d’avoir appris à écouter de la musique. Je ne me souviens pas quand j’ai appris à jouer de la guitare, mais elle était là, à un moment – elle était dans sa caisse et elle n’a pas disparu : depuis, seulement, je ne lui mets plus de cordes. Quelque chose s’est cassé, mais c’était avant que tout ne brûle, c’était avant que je ne m’aperçoive que ça s’était cassé. Le départ de juillet, la mort de juillet et celles de septembre et celles d’octobre et de mars. J’avais un oncle qui disait « tu me comprends ? » pour émailler ses phrases (parfois, il ne posait pas le point d’interrogation). Ainsi que Bourguiba et ses « n’est-ce pas ». Il se prénommait Habib qu’on peut – si on y tient – traduire par heureux. Le combattant suprême, pas mon père. Ni mon oncle. On avait dit pas de nom propre. Pas de toponyme. Pas de date, pas d’adresse

Je ne me rends jamais compte de rien. Je n’aime pas les comptes non plus. Les trucs qu’il faut rendre. Je ne suis sûr de rien sauf que je vais mourir. A longue échéance nous serons tous morts disait un économiste d’une intelligence cristalline – c’est que la fonction, sans doute, crée l’organe. Je n’illustrerai pas ce texte à moins que ne me viennent certaines images. Mais cette musique ne parvient pas à les faire apparaître. Le type improvise. Il est seul à son piano et c’est l’été (en vrai non, c’est l’hiver – mais c’est ici, et c’est l’été). C’est une ville d’eau. Il y avait cette chanson aussi, il y avait des avions qui passaient au ciel. On les regardait passer, ils étaient rares alors. Des signes qu’on faisait de la terre ferme, à ces choses qui volaient en bruits et fumées. Je ne crois pas savoir marcher, je ne crois pas savoir me conduire. C’est pour ça que j’aime tant conduire. Et les voitures, et les autos, et les hommes noyés qui nagent dedans

J’ai appris très tôt la politesse. Ne pas mettre ses coudes sur la table se laver les mains avant d’aller manger. Dire bonjour en entrant. Au revoir en sortant. Merde au milieu sans doute. J’ai appris pas mal de choses seul. Et d’autres, comme l’amour, à deux. Quelque chose qu’on n’a pas qu’on donne à quelqu’un qui n’en veut pas. Ce qu’il était drôle, je me souviens. Je me souviens. Je ne l’ai pas connu. C’était dans cette rue, je me souviens du trente deux, où était-il au trois au cinq ? De l’autre côté en tous les cas. Je n’avais pas trente ans, je n’avais pas mon âge. Il fallait choisir. Je me souviens que le train passait en gare sans s’arrêter. La gare. Le train haut-le-pied, et le livre à l’ombre de ces jeunes filles. C’est à vingt sept que les choses se sont gâtées. Parce que c’est un cube certainement. Mais à huit ? Et à soixante quatre ? Le déménagement était à sept. Et gâtées si l’on peut dire. Il fallait choisir. Écrire ou tirer des lignes. Ou faire des enquêtes. Prendre le train. Aller ici. Là. Ailleurs. Partir revenir (tu te souviens)

Je ne suis pas sûr d’avoir jamais choisi

J’ai choisi

Il vaut mieux écrire, et puis les choses viennent d’elles-mêmes peut-être bien que les choses sont ainsi : elles viennent sans qu’on le leur demande, elles s’installent d’elles-mêmes, là, ici, elles font leurs petites affaires – pourquoi petites ? – elles font leurs affaires, elles sont là, installées et puis, tout à coup, une musique et les voilà qui s’enfuient, les choses comme les idées, les souvenirs comme les évocations, les couleurs comme les passions les odeurs comme les lieux les situations les moments les silences les stases les arrêts. Le coeur : dans le coeur, j’ai huit stents disait l’autre. Je ne sais pas quand je vais mourir mais je suis sûr que je veux mourir. Ou que je vais. J’ai glissé, veux pour vais. Ou pas, je ne veux pas. Je ne veux pas. Les choses s’emballent et le téléphone sonne : elle est rentrée chez elle, on lui a posé un stent, elle va mieux, surveiller, reposer, tranquilliser, dormir, calmer. Ce sont les choses qui arrivent. On grossit. On vieillit, on boit, on dort. Quelle heure est-il ? Le réveil sonne et le soleil donne. Il fait beau, c’est l’été jte dis. Je te dis.

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

15 commentaires à propos de “Dire”

  1. merci pour « cet air » que je ne connaissais pas et ce texte si présent même quand il parle du passé, je veux dire on perçoit bien le présent de l’écriture: est-ce qu’il a été écrit de bout en bout sur de la musique?

  2. c’est à dire que je l’ai travaillé – d’abord en musique de loin – puis une autre et d’autres encore – retravaillé et encore – j’ai enlevé des trucs – merci de votre lecture

      • Touchée! mais tous autant que nous sommes je crois… je dis une dernière chose ici, tu es la plus merveilleuse superlativement quantitativement qualitativement de nous tous (maintenant on essaie d’arrêter les compliments qui sont des douceurs toxiques comme le sucre…)

  3. Joli, le début sur « apprendre à ne pas se salir » et la fin sur l’apprentissage de la politesse, comme un cadre de convenances enserrant une vie rêveuse. Assez poignant en même temps. L’effet 15 août ?

  4. et nous aurons tous en commun le début et la fin, le début nous ne l’avons pas voulu, la fin nous pouvons la vouloir, et puis continue en attendant (quant à ne pas se salir moi en tout cas je n’ai jamais su, et dans le temps j’ai aimé ça)
    mais que la vie soit poignante (comme le montrez) c’est ce qui fait sa valeur

    • Cette chanson guimauve me serre aussitôt le coeur. Il faut se souvenir d’une époque où l’on ne prenait pas si souvent l’avion, que les trajets étaient hors de prix, comme les appels telephoniques à l’étranger. On vivait loin alors il fallait rompre… Une autre époque. Merci pour le lien. 🙂

    • remarque Candie rime avec Orly – celle de Brel est (nettement) mieux (celle de Bécaud jt’en parle même pas) (merci de passer) (bises au Cotentin)

  5. Texte fabuleux, avec des phrases rapportées qui ont leur richesse. Jolie construction. Et oui poignant, je trouve aussi. Merci. Je vais vous relire.

  6. curieuse impression de lointain et de très proche à la fois, comme un murmure à mon oreille troué de silences, les choses se font se défont se refont… la vie quoi!