Tiens, elle est bizarre cette abeille à ma fenêtre. On dirait qu’elle veut rentrer. Drôles de couleurs pour une abeille, elle est rousse de la tête aux pieds, enfin de l’abdomen aux antennes. Elle est couleurs de printemps. Elle se donne bien du mal pour essayer de rentrer. Mais je ne vais pas lui ouvrir à celle-là, elle ne me dit rien qui vaille. Beaucoup trop rousse pour être honnête.
– Allez ouvre-moi je ne te veux pas de mal. Je suis certes solitaire mais tu as besoin de moi dans ton jardin. Je viens du verger d’à côté, il y a tout un tas de pommiers et aussi des framboisiers. Je me suis déjà promenée dans ton jardin, tu as quelques fraises en attente et des poiriers. J’ai vu un bigaradier et un kaki. Ton noisetier n’est pas mal non plus. J’ai déjà fait un tour de jardin mais je ne veux pas rester à ta porte.
Mais qu’est-ce qu’elle me veut ? Elle insiste vraiment pour rentrer. A coup sûr, cette abeille-là, c’est une tueuse.
– Non non non je ne suis pas une tueuse, je ne suis pas une fourmi rousse, je suis une abeille rousse. Nuance. Je ne suis ni une tueuse ni une killeuse. Je ne sors mon dard qu’en état de panique totale. Et là, je ne panique pas, je veux juste me rendre compte de comment c’est chez toi. Tu dois avoir quelques agrumes qui traînent quelque part. Il me semble avoir vu un calamondin par la fenêtre de ta salle de bains. Tu vois, je ne suis pas mondaine, je suis juste volontaire pour aller chercher le pollen afin de nourrir mes petits. Et toi, par la même occasion, tu auras des fruits. Tu vois c’est tout simple. C’est du donnant-donnant, c’est du 50-50, du gagnant-gagnant. Tout le monde s’y retrouve et on n’aura pas gardé les vaches ensemble. Pas besoin de cohabitation ni de colocation. Je rentre, je butine et ensuite je ressors pour regagner ma cavité que je vais soigneusement reboucher avec une boulette de terre. Pas la peine de t’inquiéter.
Oh mais elle insiste vraiment. Elle me fait de la peine mais je ne vais certainement pas ouvrir ce vasistas pour lui faire plaisir. Elle a déjà fait le tour du propriétaire apparemment. Je ne vois pas ce que mon jardin a de terrible pour cette abeille-là. Encore moins ma maison. Ça doit être une colporteuse et je ne mange pas de ce pain-là.
– Mais puisque je te dis que je suis solitaire et que toute idée d’association me révulse. Les mâles, avec moi, ne font pas plus de deux à trois semaines et ensuite je m’enferme avec mes œufs qui vont devenir des larves. Il faut bien que je nourrisse toute ma petite nichée. Elles aussi ont le droit d’exister. Il n’y en a pas que pour l’abeille domestique, qui fait beaucoup de tort à notre espèce, même si nous ne sommes pas menacées. Mais vous les jardiniers êtes bien contents de nous trouver pour fertiliser vos fruitiers. As-tu vu ton pêcher ? Eh bien ses fleurs sont bien appétissantes ma foi et tu seras content cet été de manger ces pêches de vigne bien sucrées qui te plaisent tant. Ses fleurs sont toutes roses, et celles de ton poirier sont d’un beau blanc-rosé. J’aime beaucoup celles de ton nectarinier. C’est un beau rose aussi, et elles exhalent un parfum à tomber. J’en perds toutes mes antennes et je mets plein de pollen sur mon abdomen. C’est un véritable délice et je suis au supplice quand les fleurs viennent à manquer. Et là, il y en a moins déjà. Allez, si tu ne veux pas ouvrir ta fenêtre, alors ouvre ta porte, et tu seras gagnant comme le mistral qui vient à tout disperser dans la nature. Moi je ne disperse rien, je sème et tu récoltes. C’est du bonheur pour tout le monde. Tu vois bien que je ne suis pas immonde. Je suis rousse, d’accord, mais je suis chaleureuse et accorte, et je suis pacifique. Je suis une Pacific Princess. C’est à la télé qu’on dit ça. La princesse pacifique est accorte et précieuse. Elle sème et tu récoltes. On ne pouvait pas rêver mieux.
Non mais elle est en train de s’épuiser là à faire du sur place. Elle ferait mieux d’aller butiner le bigaradier de ce satané Maurice. Lui aussi est un calamondin. C’est une véritable calamité ce Maurice et je ne vois pas très bien ce qu’elle vient faire encore là si elle a déjà fait le tour de mon jardin. Non mais non mais non, je ne vois pas. Elle a de drôles de couleurs quand même. Elle est rousse, d’accord, mais pas uniquement. Il y a un petit peu de jaune et de noir. Il y a du noir à la tête, c’est déjà ça, et un peu de jaune sur le ventre. Elle est roussâtre, en fait, comme on dit bellâtre. Ca y est, j’y suis, elle est bellâtre. Belle à croquer pour l’oiseau migrateur ou le sédentaire. Elle doit plaire au bec du verdier cette rousse-là, j’en mettrais ma main à couper.
– Ah non ah non, mon vieux, ne va pas par ce chemin tu y perdrais ta main. Je suis belle à croquer, cela va de soi, mais je ne suis à personne. Je suis solitaire je te dis et je n’en veux à personne. Je m’occupe de moi-même et c’est déjà bien assez. Pas besoin de futilités pour m’encombrer d’un mâle à relier. Moi aussi je suis une calamité, mais pas pour l’espèce humaine. Juste pour moi-même. Je m’ennuie parfois avec moi-même mais je n’en veux à personne. Je ne m’en prends qu’à moi-même et je n’y suis pour personne.
Ah c’est sûr que moi non plus je ne mange pas de ce pain-là. Je suis un vieux jardinier à qui il ne faut pas faire de carabistouille. On ne m’en fait plus à moi. J’ai juste besoin d’une bonne clé pour mettre tous mes fruits en bocaux, une fois qu’ils seront remisés à la cave. Je ne voudrais pas qu’une chapardeuse vienne gâter mes efforts. Et cette abeille-là m’a l’air d’une gâte-sauce.
– Ah mais je ne gâte rien. Ni fruit ni légumes. Et j’adore les légumineuses. Je suis de la race des ouvrières qui travaillent beaucoup au jardin. Et je ne t’en veux point de ne pas m’ouvrir même si j’apprécierais que tu m’ouvres un peu que je vois si, dans ta véranda, tu as de beaux agrumes. J’aimerais bien voir ta véranda et ce qu’il y a dedans. Tu l’as dissimulée avec des rideaux en tissu pour l’instant. Dis, veux-tu bien m’ouvrir cette fenêtre ? Promis juré, je ne resterai pas longtemps. D’ici ça sent bon la fleur de citronnier et de kumquat. J’espère que tu ne perds pas tout avec les watts.
Avec les watts ? Non mais pour qui me prend-elle ? Elle a vu ses décibels ? Elles frottent fort ses élytres pour une abeille. Elle me casse les oreilles. Allez, à la porte et restes-y, va voir ailleurs si j’y suis !