Vous vous relèverez la nuit pour entendre son souffle, guetter un mouvement du corps, une exhalation vous suffira ou un tressaillement infime d’un bras ou de la tête, encore faut-il le percevoir tant est faible la lumière hésitante à se faufiler par l’interstice des rideaux soigneusement tirés plus tôt juste avant la berceuse du soir, mais non vous n’aurez pas lu une histoire, il n’a pas encore l’âge, le parquet froid sous vos pieds nus et la chemise de nuit blanche en coton avec deux brides sages et une broderie que vous vous étiez promis de rajouter mais c’était avant, depuis vous n’avez plus de temps pour rien et même pour dormir il faudrait pour cela profiter de son temps de sommeil, mais vous en serez incapable longtemps, vous oublierez vous être relevée pour cela, vous progresserez prudemment pour ne pas faire craquer le plancher des fois que ce bruit sourd le réveillerait vous n’avez plus rien en vous ni courage ni force pour bercer encore et chantonner et marcher comme un automate le corps douloureux de tenir serré contre vous ce poids qui longtemps ne s’abandonne pas que vous voudriez coucher plus horizontalement mais quelque chose lutte entre vos bras une autre volonté à se demander d’où lui vient une telle force pour bander des muscles qu’il ne possède pas encore vos pieds progresseront sur le parquet sombre et votre silhouette fantomatique à glisser jusqu’au berceau pour écouter ne pas y parvenir pencher le corps davantage en avant, vous oublierez la sensation de froid sur vos bras nus, vous les accrocherez au bord du lit pour basculer vers lui pour tenter d’entendre, vous oublierez la nécessité chevillée au corps de venir jusqu’à lui écouter sa poitrine respirer encore, s’en assurer, apaiser quelque chose au-dedans comme éloigner l’ombre de la mort, comme un nuage accroché au pic d’une montagne, empalé, indélogeable, vous chuchoterez le plus bas possible mais que cela reste audible, il faut que cela soit entendu comme on écrit pour asseoir la parole, vous parlerez à Dieu et vous direz merci et à l’enfant endormi bonne nuit, mon chéri, on ne vous répondra pas, vous n’en serez pas surprise, votre visage impassible comme recouvert d’un masque de cire blanche, une insensibilité affichée pour tromper l’ennemi, à l’affût de votre bonheur.
Vous vous relèverez la nuit pour respirer dans la chambre dans l’illusion de l’obscurité l’endormissement des sens quand on a trop pleuré le jour et dans l’épuisement du corps privé de sommeil d’un pas titubant d’un corps tâtonnant d’un éveil spectral vous aspirerez du bout du nez d’abord sans trop y croire vous insisterez dans une concentration extrême dans le souvenir de son odeur d’enfant endormi avec l’espoir de vous laisser surprendre pour quelques minutes seulement, c’est sciemment que vous tenterez de tromper votre esprit, de lui faire revivre quelques instants seulement du temps d’avant, avant… Son odeur chaude d’enfant endormi, vous l’oublierez.
Vous vous relèverez la nuit, il oubliera et vous aussi, votre présence, il l’oubliera, mais vous n’y croirez pas, il a bien dû la sentir, c’est ce que vous vous direz plus tard, lorsque vous vous interrogerez, que vous chercherez quoi lui répondre à lui qui cherche qui exige des éclaircissements, vous nierez une fois de plus, vous insisterez face à lui, non à aucun moment une ombre au-dessus de l’enfant endormi comme la mort faisant son chemin de ronde, il s’étonnera, dira l’avoir sentie, un voile couleur de fumée qui menaçait de s’aplatir contre son visage de nourrisson, de pénétrer par ses lèvres entrouvertes, pour l’étouffer, si bien qu’il lui a fallu apprendre à ne pas dormir ou alors dormir tout fermé, les narines pincées, la bouche close, les poings serrés, les yeux plissés pour fermer plus étroitement les paupières, cadenasser à double tour, vous nierez encore, il reviendra à la charge, pourquoi alors tant d’anxiété, c’est qu’il demandera des comptes, n’était-il pas en bonne santé, vous ne saurez pas vous-même que cela vient de loin, d’un temps bien avant lui, de ce que vous aurez vécu, attendre la mort et ne rien pouvoir y faire, rester au lit et attendre qu’elle arrive, même pas vingt ans, un jour on vous l’annonce que votre cœur n’est pas conforme, que vous pouvez en mourir, qu’il n’y a rien à faire, on n’opère pas encore, ou alors on opère mais l’opération tue le patient.
Vous marcherez comme un somnambule, dans un état hypnotique, votre silhouette blanche reflétant la lumière de la nuit de pleine lune. J’exigerai que votre visage reste flou, pour donner vie à chacune d’elles, que j’ai présentée ici, un même visage et ce sera le vôtre, c’est lui que j’ai choisi pour leur donner corps, comme un artisan il apportera matière à leur douleur, et ce sera avec votre squelette, votre chair et vos muscles, votre façon de le mouvoir, l’une portant la peur de mourir qu’on lui avait fiché à même le corps depuis l’annonce de sa maladie, quand l’autre l’aura porté à même sa peau la mort, ou elle morte de son absence, de son corps qu’on lui a arraché, quand garder son corps c’est tout ce qui lui restait, sans paroles, sans mouvement, sans souffle, sa douleur à apprendre que son corps avait été dérobé, le rocher poussé et déplacé dans la nuit et la grotte était vide et tout ce qui restait était l’absence, et pour elle aussi, la douleur de l’absence depuis la statue de Marie, le travail du sculpteur pour donner existence avec le froid du marbre à cela d’elle pour toutes les autres, la douleur de l’absence pour porter l’absence à plusieurs. Vous marchez et la caméra vous suit. Vous l’oublierez. Vous continuez à marcher sur la pointe de vos pieds nus. Vous marchez ainsi non pas à cause de la froidure du sol, de l’heure nocturne, de la légèreté de votre robe de nuit. Vous avancez ainsi, parce que l’incarnation ne lui est plus possible, dérouler le plat du pied pour entrer en contact avec la terre, ce serait pour elle admettre être partie prenante du monde, et donc c’est pour cette raison que je vous dis de marcher sur la pointe des pieds, elle marchera avec condescendance, comme pressée de n’être plus. Et quand la prise sera réussie, je vous l’ordonne, vous oublierez tout.
Codicille :
Retrouvé un certain sens à écrire, remettre sur la table à dessin un nouveau chantier, tant pis si tu n’as pas de temps du tout en ce moment, tant pis si ton temps morcelé, arraché ne ressemble plus à celui du matin tôt qui pouvait durer selon ce qui jaillissait sous ta plume, avec ce texte-ci quelque chose a frémi, il resterait donc encore à écrire là-dessous, par delà, pour après, quelque chose qui a encore envie d’être sorti de l’obscurité d’elles toutes se relevant la nuit. On peut rêver de prolongation pour ce texte depuis d’autres postures, encore un truc invendable, ce qu’ils veulent ce sont des romans avec des prénoms des métiers des dialogues un début d’histoire un milieu une fin, Il y aurait donc une prolongation et pour chaque posture présentée au conditionnel d’autres femmes apparaitraient avec juste à porter à même le corps une bribe de leur histoire personnelle. « Vous écrirez dans le frémissement du jour… »
Ces pas sur la pointe des pieds entre le couloir et la chambre on ne voudra pas les oublier
Précieux commentaire, Nathalie, merci de ce passage.
la gorge qui se dénoue un peu avec la dernière phase ou paragraphe
je lis je lis en continu, ça ne s’arrête pas, j’aime ce que je lis, c’est fort et c’est exactement ça dans le frémissement du jour ou de la nuit n’importe je lis et j’aime infiniment
(ce n’est pas souvent…)
merci pour tout ça
(j’avais pas lu le codicille – c’est normal il y était pas, avoue… – mais se méfier des présupposés je suppose (hein) notamment en ce qui concerne l’invendable de quoi que ce soit – est-ce la vente qui nous meut ?) (j’ai pensé à Romy Schneider (elle finit mal dans le film jte préviens) dans « Garde à vue » (incarner les personnages, c’est le propre du cinéma) (Claude MIller, je ne sais plus 85, non 81) il y avait aussi ce couloir (d’un autre ordre sans doute) – mais le tragique affleure simple et sensible tout doucement) – bravo