L’entrée et le couloir sont dans la pénombre. La cuisine en pleine lumière, petit théâtre suspendu dans la pénombre de l’appartement où il s’active. Il porte un tablier noué sur les hanches et verse des pâtes dans une casserole. Elle a le nez rougi par le froid. Se défait de son manteau, son bonnet et ses gants, pose son sac au sol.
Je te fais réchauffer le reste de pâtes… Troisième jour de pâtes, elle ne dit rien, elle met les pieds sous la table tous les soirs, lui levé tôt rentré tôt comme les enfants et elle levée tard rentrée tard à rebours de leur vie. Elle ne sait plus si ce décalage l’arrange ou l’irrite, les deux sans doute. 17 ans de pénurie n’ont pas fait de lui un gastronome, mais quelqu’un d’efficace. Elle mangera mieux à la cantine demain…
Les enfants sont couchés ? Depuis une demi-heure, j’avais des copies à corriger. Bouh, je ne les verrai encore pas ce soir, je vais les embrasser. Me les réveille pas, hein ? J’ai eu assez de mal pour… Le petit dort, bouche en cœur et joues rebondies, elle savoure l’incommensurable quiétude que répand le sommeil de cet enfant. Elle caresse la bouche cerise, effleure la soie des joues, se relève pour accéder au lit du haut. Hé toi ! tu ne dors pas ? Je t’attendais. Tu me lis une histoire ? Mmmh trop tard on se rattrapera ce week-end. Moi je peux t’en raconter une si tu veux… Vas- y… C’est des enfants qui vont chez le boulanger du coin, ils demandent s’il a de la tarte au concombre… Il adore cette histoire… Ils reviennent tous les jours et redemandent… Il raconte à petits bouts hésitants comme s’il l’inventait à l’instant même… Et alors, le boulanger a fini par faire des tartes au concombre… Il en a fait plein… Et les enfants reviennent et demandent vous avez de la tarte au concombre ? Oui, les enfants, regardez j’en ai fait plein pour vous… alors, ils partent en courant, bêêêêêrrrk c’est pas bon !!!! … Les vilains. T’en as déjà mangé toi, de la tarte au concombre ? Non, mais je t’en ferais ce week-end… bêêêêêrrrk, c’est pas bon… Allez bonne nuit, ouistiti, à demain ! elle traverse de nouveau l’entrée, dans l’ombre le perroquet fait le monstre sous un encombrement de manteaux et elle pénètre dans la cuisine. Bonne journée ? Bof la routine. Sur la table en formica, trois assiettes maculées de rouge, une avec un petit tas de pâtes encore, deux pots de yaourt récurés à la cuiller et un paquet de copies zébrées de rouge. Un peu de sauce tomate sur une chaise, elle attrape l’éponge et la nettoie. Je vois que tu as déjà mangé… Oui, j’avais les crocs et plein de copies à corriger… Et ta journée à toi ? Chiante, ils sont déjà surexcités par l’approche de Noël, de vraies piles électriques . Ma sœur a appelé. Ah, elle est rentrée ? Oui. Il verse le reste de pâtes rougeâtres dans une assiette propre. Elle empile les trois sales pour se faire de la place. Ça lui a plu ? Quoi ? Revoir la Pologne ? Et son Père ? Je sais pas, on n’a pas parlé de ça… Ah bon, alors elle t’a dit quoi ? Qu’on est juifs. Non merci, ça me suffit, j’ai pas très faim… Comment ça, vous êtes juifs ? D’où ça sort cette histoire ? Il s’avère que ma grand-mère était juive. Et on ne te l’a jamais dit ? Ben, non, tu sais, en Pologne, ce genre de choses… et puis plus de contacts avec mon père… Et ta mère, elle n’en a jamais parlé. Non, et d’ailleurs, elle nie absolument, il n’y a pas de juifs dans la famille, pas moyen d’en tirer quelque chose. On est français pour elle, tout juste si elle consent à reconnaître qu’on a un père polonais. Donc, vous êtes vraiment juifs ? Tout dépend pour qui, pour un juif non, seul mon père est juif par sa mère. Mais elle n’a jamais été inquiétée pendant la guerre ! Non, elle a épousé un catholique je te rappelle, bon, et puis je ne sais pas tout… et ça te fait quoi d’être juif ? Là-bas, on m’appelait l’espagnol, ici le polonais, moi je me sens français et maintenant je suis un quart juif, on va dire que c’est juste un peu plus le bazar.