C’est un dimanche et il pleut, c’est le début du mois d’avril (on est le 2, mais ça aurait pu se dérouler la veille pourquoi pas, qui sait ce que faisaient, ce samedi-là, les huit personnes réunies là, autour de cette table ? Et de toutes choses, il faut mesurer les conditions : sait-on (moi non) si le premier avril correspond à ce jour de poisson qu’on avait une certaine tendance à honorer ici, en France, où on apprécie la gaudriole, le bon vin, la mode ?) – ça se passe dans les environs de Bologne, il y a quatre couples, ce sont des universitaires plutôt des économistes (ils aussi bien qu’elles) (celui-ci (Romano) est de 39 (aussi bien, c’est son âge : bientôt il sera ministre de l’industrie puis d’autres emplois dominants), cet autre (Alberto), chez qui se déroule l’action et le dialogue, est plus jeune (il est de 47 – il sera potentat/dégé d’entreprises nationalisées à dénationaliser etc.)), il y a le frère d’Alberto (plus jeune, plus âgé ? je ne sais pas) (son prénom ? je ne sais pas), et quelqu’un d’autre – et leurs femmes respectives) une maison de campagne, résidence secondaire dit le fisc – il pleut, on s’ennuie – est-ce qu’on a bu un peu, beaucoup, trop ? ou pas du tout ? – on n’a qu’à faire tourner les tables, qu’est-ce qu’on qu’on risque, et qu’est-ce qu’on en pense ? Il pleut, on peut rire et se détendre peut-être quand même, mais on a tous à l’esprit (c’est le cas de le dire), quand même, tous et toutes sans doute, on pense à l’enlèvement d’il y a un peu plus de deux semaines (et aux assassinats, et aux attentats), on pense que quelque part (personne ne sait où – et la police prend un malin plaisir à suivre les fausses pistes aussi sinon surtout) en ville, dans le pays, quelque part il y a l’otage qui est en procès (de comédie, peut-être, mais il y joue sa vie et tout le monde le sait), retenu par des malfrats et qu’on veut tenter de le libérer. Peut-être.
Ils sont là, elles sont là aussi (on imagine les costumes, ils sont en tenue décontractée, elles aussi disons – ils ont été à la messe ce matin, c’est à peu près certain, déjeuné) – et longtemps je me suis demandé qui ils (et elles) allaient invoquer – une séance de spiritisme, parler avec les morts afin qu’ils (ou elles, pourquoi non ?) nous indiquent ce qu’ils savent de « là-haut »- ce qu’elles et ils entrevoient savent reconnaissent après avoir franchi cette frontière (en est-ce seulement une ?) – surtout l’avenir ? qui peut savoir ?). Il y a cependant, déjà là, cette espèce de tablette nommée ouija déjà présente sur les lieux – une façon coutumière donc de passer le temps, de le tuer comme on dit – oui, pourquoi pas ? Ils sont là, elles aussi, autour de ce panneau de fantaisie, couvert de lettres et de chiffres et d’un oui et d’un non d’un bonjour d’un au revoir, on appelle ça une soucoupe (paraît-il : je n’y connais rien, ça me paraît chose tellement absconse – et peut-être tout autant que leur croyance dans cet « au delà » de pacotille) on pose la question esprit es-tu là ? et la soucoupe va vers le oui de la petite table – je suppose – on sait pourtant (parce que Romano a témoigné devant l’une des quatre commissions, et probablement aussi les sept autres participant.es) que l’esprit invoqué était celui d’un mort de l’année précédente (le 5 novembre 77, Giorgio (il naquit en Sicile, ce siècle-là avait quatre ans) il avait été maire de Florence, avait tout comme Aldo, participé à l’écriture de la Constitution de 1946, éminent juriste, éminent catholique, éminent politique, éminent ami papal aussi bien – mais qui, dans cette démocratie chrétienne, ne tient pas le pape pour ce qu’il est à ses yeux, c’est-à-dire le maître suprême ?) on l’appelle, et il répond oui je suis là posez-moi vos questions, on se croirait à une conférence de presse – alors je ne sais pas dans quel ordre ça s’est fait, ni même s’il y a eu un ordre (j’ai le sentiment que dans cette histoire-là, tout le monde est mort) et s’il y a eu plusieurs questions, mais c’est pourtant certain, à un moment, on l’a posée, cette question : « où peut-il bien être enfermé dis-nous, Giorgio, dis-le nous, où est Aldo ? » – je veux bien croire que ce n’était pas pour rire – je veux bien croire que tonton faisait pareil avec sa voyante (et que quiconque dans cette position, qu’il soit Néron Médicis Napoléon que sais-je, César ne faisait-il pas appel aux oracles ?) quiconque puisse se tourner vers des forces dites surnaturelles (et se tournant vers elles, les faisant exister) parce qu’il suffit d’y croire – mais l’esprit (fut-il celui de Giorgio) répondit alors « Bolsena, Viterbe, Gradoli » – il fallut bien y croire – l’hallucination les prit-elle tous et toutes ? j’ai le sentiment qu’ils s’arrêtèrent alors de jouer, parce qu’il s’agissait d’un jeu d’abord puis d’une réflexion et quand bien même le ridicule de la situation apparut à Romano (mais quel ridicule, après tout ? celui de la question, de la situation ou celui de la réponse ?), il lui fallut, le surlendemain ( que fit-il le lundi ? chercha-t-il à savoir où se trouvait Gradoli ? ou se demandait-il s’il n’avait pas rêvé, si tous n’avaient pas rêvé? ), le mardi 4 avril donc, aller trouver le secrétaire-adjoint d’un des grands amis d’Aldo (Benigno : celui qui, selon les dires du président décrivant la scène des suites de son enlèvement à Mario, pleurait et pleurait encore tout en demeurant président par interim puisque secrétaire…), lequel en fit part à quelqu’un, puis à quelqu’un d’autre puis à la police, laquelle s’avisa de l’existence de ce petit village (mille cinq cents âmes, peut-être) au sud de Bologne mais au nord de Rome, au bord d’un lac rond, et qui y fit trois ou quatre jours plus tard perquisitions recherches fouilles investigations enquêtes sans y rien trouver – ni Aldo ni un ou une quelconque brigadiste – cependant que, dans le même temps, le ministre de la police (celui de l’intérieur, un grand ami d’Aldo, tout autant, Francesco) assurait abruptement à Eleonora, la femme d’Aldo, qui lui disait : « mais Francesco, à Rome, il y a une via Gradoli » de lui rétorquer du haut de sa superbe et haussant les épaules, que non, il n’existait pas, qu’il n’y avait jamais eu, au grand jamais, de via Gradoli à Rome – pourtant, Mario et Barbara vivaient au 96 de cette rue (une espèce de villa, avec barrière à l’entrée, lotissement d’un certain luxe bourgeois), la police y avait été le 18 mars précédent, sur dénonciation, mais n’y trouvant personne s’en était allée, faisant par là (en cette occurrence seulement, certes) la preuve de sa timidité de rosière – il s’agissait d’une base, dans laquelle, par ailleurs et hasard (zeugme), intervinrent le 18 du même mois d’avril, en cette Rome capitale, les pompiers pour un dégât des eaux : une douche était restée ouverte et inondait l’appartement inférieur (il semble que Barbara ou Mario ait eu la tête ailleurs) – on découvrit la cache mais pas de Mario, non plus que de Barbara, mais des armes, des feuilles de papier (dont quelques feuillets peut-être bien recopiés du Mémorial écrit par Aldo durant sa détention : plus jamais on ne retrouvera de traces de ces papiers-là) – trop tard peut-être… En tout état de cause, l’esprit (était-ce Giorgio ? était-ce le malin ? qui seul peut le savoir ?) l’esprit s’était lamentablement planté, vu qu’en ces murs jamais l’esprit et encore moins la présence de l’otage ne se manifesta. Ce même dix-huit avril parut dans la presse un faux communiqué (quiconque aurait lu sans a priori ce texte aurait immédiatement compris qu’il s’agissait d’un faux) (titré numéro 7) annonçant la mort de l’otage et l’abandon de son corps au fin fond d’un lac (encore un), celui de la Duchesse situé à quelque soixante kilomètres à l’est de la capitale : on y fut, on sonda, on brisa même la glace dit-on mais de corps du supplicié : nenni. À la suite de quoi, un communiqué 7 (le vrai cette fois) parut, ainsi qu’une photo de l’otage posant tenant devant lui un exemplaire du 19 avril du journal quotidien La Repubblica afin d’authentifier le fait qu’à cette date-là, il était encore bien vivant : son regard, à ce moment-là, qui nous est parvenu, que dit-il ? Compte-t-il le nombre de jours qui lui restent ? Compte-t-il sur ceux qui le verront pour agir et le sauver ? Quels sont ces mots, muets, qui passent dans les yeux d’Aldo, alors?
Ces cinq dialogues (plus un vers un écrire film (#05)) (plus un texte à venir donné à DIRE (teaser) titré Rome première heure) furent l'occasion de monter (comme on le dit d'une mayonnaise) quelques épisodes d'un travail entrepris il y a un moment - c'est que ((c)Will)
1. malgré le fait qu'elle soit et capitale et hôte d'un état pour le moins discutable du balcon duquel, parfois, à la ville et au monde, s'adresse l'incarnation sur Terre de son être suprême et primordial, j'adore Rome;
2. c'est aussi que cette année-là fut pour un point de départ de l'écriture, bien que l'épisode ici développé ne m'ait pas effleuré alors (j'avais à fouetter d'autres chats montures licornes ou chimères, je suppose)
3. les illustrations, pourquoi faire - rien, sinon une idée (fausse sans doute) mais il y a là un petit peu de géographie visuelle
Ici le tragique le dispute à la farce mais tout devait être tenté je suppose - il n'y avait peut-être aucune malice de la part du Romano ci-dessus (la pourriture fasciste s'est évidemment emparé de cette péripétie, mais il faut (peut-être) savoir que c'en est presque devenu un sport national que de digresser sur ce qui s'est passé durant ces cinquante quatre jours - d'échafauder des hypothèses, des contrevérités, des complots ourdis par quelque entité secrète et improbable, des narrations loufoques ou sérieusement disjonctées - et après, et à tous les anniversaires plus ou moins ronds, toutes les dates marquantes etc. - tant qu'un mot en a été forgé et annexé : dietrologia (qui peut se traduire par conspiration, mais qui présente les diverses divagations évoquées très partiellement ici). J'ai essayé de vérifier ici ou là et de me faire une idée (je ne parle pas des échappées vers le Mossad, la CIA, les services secrets de tous les gouvernements d'Europe, l'URSS et les partis communistes de tous les pays (unissez-vous tout ça, non), la "loge" Propaganda Due, les Bulgares, les Palestiniens, les contacts avec la Fraction Armée Rouge etc. etc.). J'ai tenté de faire exister, pour le souvenir et peut-être pour le pardon, ces gens qui œuvraient pour une espèce de bien commun d'idéal de croyance en un avenir radieux qui viendrait après un grand soir - tant pis pour les moyens ? Mais non. Aujourd'hui, par exemple que le "communisme" est mort, on voit bien que se développe toujours une certaine idée du fascisme (qui n'est pas avec lui est contre lui), cette sale mentalité qui ne demande qu'à revivre et à se développer. C'est aussi que l'otage n'était évidemment pas le bon (ce dernier - je veux dire : le bon otage, Giulio - s'était protégé, lui, parfaitement et dès qu'il en eut l'occasion, sacrifia son adversaire, sans le moindre scrupule ni la moindre vergogne).
Ça ne se terminera d'ailleurs pas ici. Il y aurait d'autres développements à expliciter, d'autres personnages bizarres peut-être; d'autres portraits à tracer (beaucoup de choses ont déjà été faites et dites et écrites et reproduites - j'abonde donc dans la diétrologie, en un sens). La figure d'Aldo, tout comme celle d'Eleonora (sa femme, qui déclarait :"Se lei sapesse com'è sporca la verità di questa storia, forse sarebbe meglio lasciar fare a Dio" (si vous saviez à quel point la vérité de cette histoire est sale, peut-être vaudrait-il mieux s'en remettre à Dieu), celle du petit Luca (qui aujourd'hui, doit avoir près de cinquante ans) et de bien d'autres encore...
la tablette ouija ma seconde fois seulement que je rencontre ce nom… et tant de mal à croire (peut être parce que sourire trop) à l’histoire
Merci pour ce travail et pour l’envie que donnez de le suivre