Une sonnerie. Un carillon à trois tons, il ne l’a jamais aimé. Il aurait pu le remplacer, il aurait dû le remplacer. Mais l’envie d’oublier a été plus forte que celle de changer. Même une stupide sonnerie. Une sonnerie, trois heures de l’après-midi, 38° à l’ombre. Pas beaucoup de possibilités. Des gamins qui font les imbéciles. Ou des témoins de Jéhovah. Ou alors un ou une représentant(e) de commerce. Ou encore l’inévitable facteur X. Sortir de la cuisine, garder à la main le couteau servant à couper en lamelles des poivrons rouges destinés à la ratatouille, se diriger vers la porte d’entrée. Un premier coup d’oeil à l’œilleton qui faisait office de Judas et les deux premières possibilités étaient éliminées. La silhouette d’une jeune femme se dessinait dans le contre-jour. Jusqu’à cet instant, la journée aurait pu être considérée comme normale. S’il n’était cette chaleur. Insistante, étouffante, inquiétante.
Dans l’entrebâillement de la porte, la lumière provenant du salon exposé plein sud est venu caresser le visage de la visiteuse. Il en a lâché la poignée, a fait un pas en arrière et a bousculé le petit meuble sur lequel étaient disposés un vieux téléphone noir en bakélite, un bloc de post-it, deux crayons gris et un coupe-papier.
Elle. Une jeune femme, la trentaine. Des cheveux blonds mi-longs, des yeux bleus mentholés, une peau diaphane, un sourire un peu forcé mais affichant un abord sympathique, chemise foncée et jean clair, sandales à lanières. Un porte-documents en toile beige au bout d’un bras. Lui, une main sur la desserte du téléphone pour éviter qu’elle ne tombe, un couteau de cuisine dans l’autre main, jambes mi-fléchies comme s’il était en train de porter une lourde charge. La quarantaine, tee-shirt blanc à manches courtes maculé d’auréoles de transpiration, short à fleurs bleues, tongs, mal rasé, calvitie précoce, peau luisante, yeux grands ouverts, regard fixe. Un instantané. Un malaise.
– Je vous dérange peut-être ?
C’est impossible. Ce ne peut pas être elle. C’est impossible. Le temps que la question se transforme en affirmation et que l’information arrive au cerveau, le sang s’est mis à circuler à nouveau dans ses veines et le coeur s’est remis à battre. Ses jambes se sont dépliées, buste relevé, épaules élargies. Ses yeux ont retrouvé une expression plus neutre, comme sa bouche, sa peau, sa calvitie, sa barbe de trois jours.
– Vous êtes bien Monsieur Charvet ? Jean Charvet ?
La voix aussi était la même. Le regard, le sourire, la posture, la nonchalance. Cette insupportable nonchalance. Sophie ne pouvait pas se trouver devant lui, il le savait. Évidemment, il le savait.
– Je m’appelle Aurore Michel. Je viens vous parler de…
Bien sûr, ce ne pouvait pas être Sophie. Sophie l’aurait reconnu, Sophie n’aurait pas affiché un tel détachement. Et puis Sophie est morte.
– … est alimenté à auteur de 500 euros par année de travail, ce qui vous donne le droit à une formation…
S’il n’y avait ce détail, elle aurait bien été capable de jouer cette comédie. C’était bien elle ça. Feindre d’être quelqu’un d’autre. Il s’est toujours demandé pour quelles raisons elle n’avait pas voulu être comédienne. Il la trouvait époustouflante du temps où il l’aimait, du temps où elle était encore en vie. Elle prenait toute la lumière, elle était la lumière. Comme cette inconnue sur le pas de sa porte.
… pour les droits majorés si vous n’avez pas de CAP ou de BEP, selon les termes de la convention collective de votre entreprise si…
Sur le palier d’un rez-de-chaussée d’immeuble dans une proche banlieue d’une ville moyenne, une jeune femme d’une trentaine d’années aux cheveux blonds mi-longs, aux yeux bleus mentholés, à la peau diaphane, au sourire un peu forcé mais affichant un abord sympathique, chemise foncée et jean clair, sandales à lanières et porte-documents beige à la main, essayait de convaincre un homme, la quarantaine, tee-shirt blanc à manches courtes maculé d’auréoles de transpiration, short à fleurs bleues, tongs, mal rasé, calvitie précoce et peau luisante, un couteau à la main, d’avoir recours à son organisme pour profiter d’un congé individuel de formation.
Sur le palier d’un rez-de-chaussée d’un immeuble minable, un homme venait d’ouvrir la porte à un fantôme.
Sur un palier, une représentante récitait son boniment. Elle semblait expérimentée. Elle arrivait à être complètement détachée de ses paroles tant elle connaissait son texte par coeur. Elle se disait souvent qu’elle aurait pu être comédienne. Elle connaissait son job. Attraper sa proie sur le seuil de son confort, ne pas l’agresser, jouer la douceur, l’assommer lentement avec quelques phrases piochées dans un bréviaire administratif, le charmer, lui poser deux ou trois questions desquelles il ne pouvait répondre que par l’affirmative, puis accepter l’invitation et rentrer à l’intérieur de l’appartement pour poursuivre la discussion sur le canapé ou autour de la table du salon. Au passage, elle avait subtilisé le coupe-papier posé sur la desserte.
– Vous voulez boire quelque chose ?
La paroi du verre d’eau fraîche était couverte de buée. Elle but une gorgée et laissa échapper un soupir de soulagement. Le ventilateur ronronnait et emportait quelques mèches de ses cheveux. Elle aimait profiter de ce moment de silence même s’il pouvait être dangereux. En relâchant l’étreinte sur sa proie, celle-ci pouvait être tentée de s’échapper. Elle aimait prendre ce risque, elle aimait jouer de ce danger avec ses futures victimes. Il paraissait si vulnérable qu’elle en avait eu presque pitié. Lorsqu’il avait ouvert la porte, il avait aussitôt fait montre de soumission. Elle aurait pu l’embrocher, là, sur le palier de sa porte. Elle aurait pu l’accrocher à son tableau de chasse sans même prononcer un mot, le surprendre. Le suspendre. Mais elle était devenue plus humaine avec le temps. Lui laisser le temps de se relever, ne pas brusquer les choses, goûter chaque moment avant la scène finale.
– Qu’est ce que vous en pensez, Monsieur Charvet ?
Elle savait qu’il n’en pensait rien. Qu’il faisait trop chaud pour penser à quoi que ce soit. Elle savait qu’il ne l’avait pas écoutée avec son couteau toujours à la main, qu’il se foutait de tous les congés de formation professionnelle du monde. Elle s’en foutait aussi. Ce qu’elle voulait, c’était déguster les dernières secondes, les plus fortes, les plus savoureuses, avant de porter le dernier coup à sa proie.
Le lendemain, dans le journal, on pouvait lire tous les détails du drame.
Des descriptions ciselées au couteau… à consommer bien saignant ! Mais quel régal!
Merci Géraldine.