dialogue #05 | Ombre du grand D’ombre


© Anne Zahalka

Tu es là depuis que j’ai éteint la lumière. Infailliblement. « La veilleuse au clou ! » avait dit mon père, « Au clou ! » et je l’avais vue filer à vélo sur des routes merveilleuses qui l’emmenaient briller au loin. « La veilleuse, c’est pour les petits ! » avait-il dit aussi, pour enfoncer le clou là où ça faisait mal — il faisait ça, tu vois, il tranchait le monde en deux : la lumière ici, l’ombre là, les garçons ça ne pleure pas et les filles, comment savoir ? Il n’en avait pas. Les filles au mieux à la vanille, deux boules qui faisaient deux petits crânes sucrés et doux des îles, deux petits crânes d’œufs à tout petits points noirs dans la coupe sous leurs cheveux d’ange en chantilly et plus tard, les filles, une seule paire de seins parfaitement ronde, la cuillère à ressort était inusable, deux seins couverts d’une myriade de grains de beauté, voilà, les filles, c’était tout là, mais pour les gars, il avait eu le temps d’en développer des théories et des concepts erronés et que ça pleure pas, et que ça dort sans petite lumière, ni le rayon laser de la porte entrouverte, ni le réverbère, ni la lune, pour les petits gars, noir c’est noir, laissez ici toute espérance, tu vois le style ? Ne réponds pas, c’est une question rhétorique : tu l’as bien connu monsieur Papa, bien autrement mieux que moi, et tu étais là quand il a décidé ça, la veilleuse au clou, la nuit c’est fait pour dormir. Tu étais là déjà, tu as cligné de l’œil droit pour moi. Tes paupières étaient les stores de la nuit et derrière tu brillais toujours, ouvertes, fermées, ça ne changeait rien, tu brillais de malice comme ma grand-mère qui n’avait pas de grands principes éducatifs puisqu’elle savait jouer et dire les histoires au meilleur moment (il est facile à reconnaître celui-là : il se signale toujours par la phrase « Ce n’est pas le moment » qui lance les festivités aussi sûrement que Sésame ouvre-toi !). Même dans les pires bêtises Malice saluait l’effort d’une formule magique : « Y’a pas d’idées qu’tas pas, toi ! ». Alors il pouvait l’envoyer faire le Tour de France, la veilleuse pingouin, ça faisait déjà un bail qu’elle ne faisait plus le poids face à la vierge Marie phosphorescente dans la chambre de Malice, et le secret de ta paupière baissée lui avait porté le coup fatal. Il t’appelait souvent le soir, tard, à bout de patients, à l’heure où Ça-Chat était tenté par les toits pour que tu lui parles, toi, le grand spécialiste de ces sortes d’affaires. Moi, je savais que Ça-Chat faisait des sommes en bulle au-dessus des immeubles et ta voix brillait pour lui comme un phare dans la nuit, le rappelait vers son lit et m’endormait de l’autre côté de la cloison.

Tu es là à chaque fois depuis et je t’en remercie et personne ne comprendrait pourquoi je te cours ainsi après dans ces villes, — il faudra trouver une autre nom pour désigner ces architectures sans intérêt qui s’additionnent génération après génération au point de laideur qu’on finit par appeler « maisons de maître du Parc », les deux grosses bourgeoises crasseuses du XIXe, dont l’une abritait la MJC et l’autre l’ancienne bibliothèque — si j’ai bien compris — dans un espace vert asphyxié par deux rues bruyantes et rogné régulièrement par les grandes dents des promoteurs d’immeuble avec vue sur —, dans ces « villes » tout tient dans la rubrique des faits divers, de la naissance au décès, en passant par la vente judiciaire d’un Robineau fantoche et la fête d’ouverture de la nouvelle médiathèque. Pêche dans les Grands Lacs, marche au Ladak, voire retraite dans un monastère bulgare… rien n’est trop beau pour endormir mes proches et mes collègues, alors que je passe dix jours sous les étoiles pâlottes d’un des hôtels franchisés d’une de ses petites villes dont tu es le secret. Si j’en prononçais le nom à Paris, je récolterais à coup sûr des yeux en soucoupes assorties du « Mais c’est OÙ ??? » éclatant entre hallucination surjouée et commisération volatile — dans un second temps, personne ne serait à l’abri d’un reflux acide de souvenirs : une cousine de mon père à/en colonies de vacances, j’ai campé au/une panne de voiture sur la route de/… — . Mais je ne prononce pas les noms. Ou seulement ceux qui m’appartiennent en propre. Je ne prononce aucun de tes noms.

Dans la gare de Sauveterre, je suis arrivé avec 3 ans de retard — c’est une moyenne, ne noircissons pas le tableau, il y a de bons jours, des coups de chance, des raccourcis, c’est arrivé… — et mes « vacances » étaient réglées d’avance. Je ne peux rien omettre, j’ai donc droit à tout : visites systématiques de la collection permanente des musées locaux, longues battues des ZAC, ZA, ZI, ZEP, et autres zones, campings, campements… tournées des rades les plus excentrés disposant encore de téléphone à pièce et de présentoirs à œufs durs, virée nocturne du parc — sic — qui fait office de mauvais lieu pour quelques Polichinelles à secrets locaux… Dix jours aux aguets dans le convenu le plus attristant, des scores du FN à l’aménagement urbain. En deçà, ce n’est même pas la peine. Il faut du temps pour suivre ta piste, pour devenir nul, ras et risible… devenir ou deviner plutôt, à quelle profondeur tu es descendu, cette fois-là. Tu es venu t’enterrer ici, je creuse et il n’y a pas de fond. À la longue, je peux tomber sur une pépite. Ou sur un os. Et tout ça pour quoi ? Puisque dès que j’éteins la lumière tu es là. Puisque tu es là à chaque fois. Personne ne comprendrait, et c’est tant mieux pour toi, ton secret est bien gardé. Tu es là à chaque fois, mais ce soir, c’est moi qui suis assis chez toi, dans ta chambre, au bord de ton lit. Je sais que tu es passé par ici, tu y as séjourné plus longtemps qu’à l’ordinaire, et tu ne repasseras pas par là. Tu ne peux plus te permettre le moindre risque depuis que tout est devenu dangereux pour les gens qui te ressemblent, quand bien même tu ne ressembles à personne. Ce soir, je n’ai pas eu à éteindre la lumière, je ne l’ai pas allumée en entrant dans l’appartement, je marche dans tes traces, le plus légèrement possible, même si je n’ai rien à craindre, moi, le gardien sait que je suis là. Mais je marche avec toi, l’éclairage du parking arrose la cuisine et la chambre d’un orange blafard qui neutralise les peintures trop vives des murs. Dans le salon et la salle de bain, il n’y a que la lune et l’ombre de l’arbre avant la forêt. C’est très calme. Ce soir, tu es là deux fois. Je t’entends mieux. J’écoute.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

2 commentaires à propos de “dialogue #05 | Ombre du grand D’ombre”

  1. Je retrouve dans ce texte cette magnifique manière de dire l’enfance, et dans le tutoiement toute l’émotion d’un lambeau de Charles Juliet, merci pour ça.

    • Merci Line d’être passée nous voir. Parler cette période si mystérieuse, tellement autre c’est un grand ouvrage pour moi. Comme tel, il n’est pas sans découragement, d’autres, nombreux, nombreuses, « sont fait si justement déjà. Oui Juliet, que je connais trop peu, Monique Wittig, et Romain Gary… C’est aussi un lieu d’une grande solitude, comme un long séjour dans un pays devenu étranger et dont on ne parlerait plus la langue. Merci donc de votre visite.