Tu ne m’oublieras pas. Tu n’oublieras rien de ce que j’ai pu te dire, de ce que j’ai pu t’apprendre, de ce que nous avons vécu. De ce que j’ai vécu. Parce que mes souvenirs sont les tiens, pas plus pas moins. Il fait noir et tes souvenirs ne sont rien d’autre que les miens. Tu ne m’oublieras pas parce que tu ne le pourras pas. Parce que tu n’existerais plus, parce que tu disparaîtrais, parce que tu n’aurais plus aucune raison d’être.
Tout ça existe pourtant. Ce n’est pas de l’amour, cela n’a rien à voir. Ce n’est pas non plus de l’esclavagisme, de l’asservissement, de la domination. Tout ça existe pourtant. Il fait noir et tu me dois tout ce que tu es, tout ce que tu penses, tout ce que tu fais, tout ce que tu dis. Tout. Tu ne m’oublieras pas, tu ne le peux pas. Tu ne m’oublieras pas parce que tu me dois la vie. Parce que je t’ai créé. Parce que tu sors de mon imagination. Tout ça existe pourtant.
Toi et le goût du café le matin quand l’air est encore froid dehors, vous partagez mon réveil. Tu me dis que tu veux un sucre, je te dis non, je n’en veux pas. Tu me dis qu’avant, plus jeune, j’aimais le café avec un sucre. Je te dis non, je n’en veux pas. Tu ne dis plus rien. Il fait noir, je bois mon café sans sucre et tu bois le tien. Je ne sais pas si tu prends un sucre, ça m’est égal. Non, tu ne bois pas le café avec un sucre. Tu es moi, tu n’aimes plus le café avec un sucre.
Toi et mon quotidien, toi et mon travail, toi et mes virées en moto sur les routes sinueuses des montagnes, vous êtes mes jours. Tu me suis, tu me précèdes parfois, tu ne doutes pas, tu me conseilles. Tu crois que tu me conseilles, mais tu ne fais rien de tel. Il fait noir et tu es moi, positionné légèrement sur le côté. Un pas à côté. Ou juste au-dessus. Non, pas au-dessus, ça ferait ange gardien. Tu n’es pas mon ange gardien.
Toi et ces quelques instants qui précèdent le sommeil, vous êtes les bâtisseurs de mes nuits. Vous êtes les artisans de mes rêves, vous êtes les constructeurs de mon imaginaire. Et tu aimerais profiter du moment pour te libérer. Tu veux te libérer. Tu n’en rêves pas parce que tu ne peux pas rêver. Il fait noir, c’est moi qui rêve et toi, tu vis dans mes rêves. Ou ailleurs. Un pas à mon côté. Tu veux être libre, tu veux vivre ta vie, tu veux m’oublier. Tu veux rêver.
Tu es le personnage de mon roman. Toi et mon imagination, vous ne faites qu’un. Moi j’imagine et toi, tu vis. On pourrait essayer de changer les rôles. Je serais le fruit de ton imagination, je serais le personnage de ton roman. Je te dirais alors que je veux vivre ma vie, que je veux t’oublier. Mais tu me répondras que je ne t’oublierais pas. Il fait noir et tu ne m’oublieras pas. Tu dois penser comme moi. Tu dois regarder la mer comme je la regarde. Tu m’oublieras. Tu m’oublies déjà.
Tu ne veux pas être moi. Je ne suis rien. Je ne suis rien pour toi. Je ne suis pas l’écrivain. Je ne suis pas écrivain. Et toi, tu n’es pas un personnage de roman puisque je ne suis pas. Est-il possible d’être le personnage d’un roman qui n’est pas écrit ? Est-il possible d’être le fruit de l’imagination d’un écrivain qui n’en est pas un ? Est-il possible ? Oui, tu en es la preuve vivante. Il fait noir et toi, tu veux vivre. Tu veux vivre loin de moi parce que je ne suis pas écrivain.
Je me dis que c’est normal que tu veuilles vivre. C’est normal que tu veuilles m’oublier. Si tu restes près de moi, tu cesseras d’exister. À moins que je me mette à écrire. Que je devienne écrivain. Ça te dirait que je devienne écrivain ? Tu pourrais rester, comme ça. Tu pourrais ne pas m’oublier. Tu continuerais à exister dans mon imagination, mais aussi sur les feuilles de papier d’un livre. Ou sur l’écran d’un ordinateur. Mais aussi et surtout dans d’autres têtes, celles des lecteurs.
Tu pourrais vivre ce que tu veux. Ce que je crois que tu veux. Mais je ne suis pas écrivain et je ne sais pas ce que je veux. Ce que tu veux. C’est difficile d’être écrivain, c’est difficile de rendre réel le fruit de son imagination. Tu es sûr que tu ne veux pas qu’on reste comme ça ? Personne ne nous juge, personne ne sait qu’on existe. Personne ne nous oubliera puisque personne ne connaît notre existence. Tu serais le personnage du roman dont je suis à la fois l’écrivain et le seul lecteur.
Non, tu ne veux pas. Tu me l’as déjà dit. Tu veux vivre ta vie de personnage de roman. Alors tu pars. Tu es quelqu’un qui arrive quelque part. Sur le quai d’un port. Et tu t’enfonces dans la ville pendant que moi, je regarde la mer.
Je me souviens d’un vers de Rimbaud. Je est un autre. Ce n’est pas de moi mais ce pourrait être moi. Dans le noir, tout est confus.
Vous me faites penser au pas de côté, l’écart, le clivage, une perte de contrôle plus vraie qu’elle-même. Merci.
Merci Simone. Bel hommage que de faire penser.
cette adresse dans la nuit « Il fait noir et toi, tu veux vivre ». ce dédoublement. Et dans ce noir où « tout est confus » : c’est soudain si clair. Merci.
Merci Nathalie. Ce n’est pas si clair pour moi, j’en ai bien peur…
ce TU intrigue dès la première ligne et on ne sait trop comment s’orienter, comment comprendre, et ce TU guide notre lecture de paragraphe en paragraphe
un ange gardien qui aime le café ? un ancien compagnon ? un fils ?
car il est dit à un moment donné que c’est un homme, mais… « dans le noir tout est confus »…
J’ai sans aucun doute écrit un peu vite. Ça m’arrive souvent. Ce « tu » est un personnage de roman. Mon personnage à moi, écrivain. Je tourne autour de cette idée depuis longtemps, la rencontre entre un écrivain et son personnage. Cette idée m’est devenue si familière que j’en oublie les présentations. Ajoutant à la confusion…