La victime repose sur son flanc gauche. Un filet de sang s’échappe du coin de ses lèvres et goutte sur le sol avant de se perdre dans l’herbe et sous un tapis de feuilles mortes. La commissaire est accroupie au niveau de sa tête et observe avec attention le corps sans vie, en quête d’un indice. Jeune femme, environ vingt-cinq ans, robe de prêt-à-porter légère mais joliment coupée. La commissaire se demande si elle a été en mesure, un jour, de porter une telle robe. Quand elle avait douze ans peut-être. Pas de trace de lutte, pas d’ecchymose visible. Juste la trace d’un coup de couteau dans l’abdomen. Et ce filet de sang qui coule du coin de la bouche. Pieds nus, aussi. Pas banal.
Pas banal non plus, la musique du générique des « Brigades du tigre » comme sonnerie de téléphone. La commissaire décroche, échange à voix basse. De son côté, l’inspecteur a commencé son oeuvre. Dans le viseur de l’appareil photo, les pieds paraissent soignés. Clac. L’inspecteur observe les traces de rouge sur les ongles parfaitement coupés, et ces chevilles si fines. Clac. Cette peau tellement blanche qu’elle en parait translucide. Clac. Il n’a jamais vu de peau aussi blanche. Dans son Maroc natal, la jeunesse a la couleur du caramel. Même quand il n’y a plus de vie. Clac.
– Ali !
– Oui, commissaire. Je termine les photos…
Sous un marronnier du grand parc de la résidence de la famille Laurent-Vibert, principale fortune de la commune de Lourmarin, la commissaire Camille de Montauban et l’inspecteur Ali sont penchés sur le corps sans vie de la jeune Madeleine Lemarchand, vingt-six ans, secrétaire particulière de Robert Laurent-Vibert le maître des lieux. Mais les fonctionnaires de la police criminelle de Marseille ne le savent pas encore à cet instant précis.
– Je prends ça aussi, dit-il en montrant les mains de la victime sur les doigts de laquelle un peu de terre rouge et sèche recouvre la peau laiteuse.
Clac, clac. En regardant ce corps mince allongé sur le côté, les mains jointes devant elle comme si la victime était en train de prier, il ressent une sensation déjà vécue. Il pense que les crimes ont tous quelque chose en commun. Ce quelque chose d’assez indéfinissable s’exprime dans le silence qui émane d’un corps sans vie. Le silence d’une mort entourée de mystères, d’incertitudes, d’hypothèses, de questions. Dans cette atmosphère en suspension, les détails résonnent comme le bourdon de Notre-Dame de la Garde.
– Inspecteur !
– Je me disais…
L’inspecteur Ali se dit plein de choses tout le temps. Il se dit que la pauvre petite a dû être au mauvais endroit au mauvais moment. Il se dit que sa réflexion est un peu courte parce que c’est le cas de la totalité des victimes de meurtres. Il se dit qu’il a envie de rentrer chez lui. Retrouver sa fille, lui parler de la vie.
– Inspecteur ?
Dans le marronnier au-dessus de leur tête, deux pies jacassent. Elles se disputent un secret. Elles ont peut-être vu quelque chose. A une cinquantaine de mètres, plus près du château, un chien enterre un os. Cela n’a sûrement rien à voir avec le crime mais ce n’est pas sûr. Rien n’est sûr. Pas même le soleil, pas même l’ombre. Pas même ce petit vent qui fait bruisser le jeune feuillage d’un tilleul. Un fantôme peut-être.
– Inspecteur Ali ?
– …
La commissaire Camille de Montauban, tête penchée, le téléphone encore dans la main, regarde fixement l’inspecteur.
– Inspecteur Ali, votre mère ?
– Quoi, ma mère ?
– Votre mère est morte ce matin.
Le vent effleure le visage de l’inspecteur Ali.
Un fantôme sans doute.
Codicille : Je ne sais pas d’où m’est sorti ce texte. Quelques pistes, assez nébuleuses, comme les enquêtes du commissaire Montalbano de Camilleri qui se trouvent sur une étagère pas loin de moi, au côté de celles de l’inspecteur Ali de Driss Chraïbi. Je pense aussi à l’incipit de « L’étranger » d’Albert Camus (qui est enterré à Lourmarin) : « Aujourd’hui, maman est morte ». Pour le reste, aucune idée. Des fragments épars qui se mélangent. Assez curieux…
C’est drôle, le thème de la révélation incite à écrire vers le polar, pourtant dans la vie, on est souvent surpris, bravo pour ce texte et cette révélation surprise, ce genre, comme beaucoup d’autres, à sa place ici, je crois.
Tu as raison, Laurent, la consigne pousse vers le polar mais je ne sais pas trop pourquoi. Il doit aussi y avoir une question d’ambiance, de ces atmosphères bien palpables, bien épaisses où le dialogue sans réelle consistance pousse facilement. Merci pour ta lecture.
C’est le début d’un polar ?
C’était pas l’idée, mais pourquoi pas ? Elle pourrait faire son chemin…