Il pleut des coups de tous les côtés. Une main sur le visage pour maintenir mon tee-shirt au-dessous de mon nez, la main collée sur la bouche, pour atténuer l’effet des gaz lacrymogènes. L’autre main devant, dos courbé, jambes fléchies, pour prévenir tout obstacle dans la fuite au milieu d’un nuage de fumée blanche, des cris, des sifflets de la police. Et les coups qui pleuvent. Mohamed Ali me suit, goguenard, presque heureux. Je tombe. Il me prend sous les aisselles pour me remettre sur pieds.
(Pas le moment de faire la sieste, Chovelon. Fuis ou bats-toi. Pas d’autre choix.) La vie est simple, fuir ou se battre. Gueuler dans les manifs, aussi, j’aime bien. C’est lui qui m’a amené ici. Pour me sortir de ma chaise devant l’écran d’ordi. (Comment tu peux vouloir écrire sur les hommes si tu restes enfermé quand ça gueule dehors ?) Je lui avais répondu (Quand on t’a appelé pour partir au Viet-Nam, tu n’es pas sorti. Je me trompe ?)
Le coup de matraque m’assomme. Je ne tombe pas, je titube. Je vacille. De mon crâne coule le sang visqueux et chaud qui, jusque là, bouillait dans mon for intérieur. (Facile de donner des leçons de vie quand tu ne descend pas du ring). Elle est un peu dure celle-là, je sais que ce n’est pas vrai. Mais quand on prend un coup de matraque, on va à l’essentiel.
(Ce qui compte sur le ring, c’est ce que tu peux faire une fois que tu es épuisé. Dans la vie, c’est pareil). J’aime Mohamed Ali pour ses aphorismes. Une figure de style en tous points semblables à sa boxe. Mains basses, menton en avant, jab, jab, direct du gauche. Et ce buste qui danse sur la musique qu’il s’invente. Mais au milieu d’une manif, l’image ressemble à une pub. Se battre ou fuir. Pas danser.
Le tonnerre s’éloigne lentement de nous. Je suis assis sur une marche, devant une porte d’entrée, dans la rue. Mohamed Ali est accroupi devant moi et tiens ma tête entre ses mains. Un peu comme un entraîneur devant son boxeur entre deux rounds. Il regarde ma blessure et essuie le sang sur mon visage avec un mouchoir sorti de sa poche. Je lui demande. (Pourquoi tu es là ?). Mohamed Ali me regarde avec ce petit sourire narquois qui pourrait passer pour une forfanterie de plus. (Le service aux autres est le loyer que je dois payer pour ma chambre ici sur terre). Mohamed Ali me fixe longuement dans l’oeil encore ouvert. Il va me demander de me lever pour enchaîner un round de plus. Je le coupe dans son élan. (Non, sérieusement, pourquoi tu es là ?). (Je vole comme le papillon et je pique comme l’abeille). Mohamed Ali est un poète de l’absurde mais il ne répond jamais à mes questions.
Après le passage de la manif, la rue est un chant de ruines. Ma tête aussi. Mohamed Ali me tire par les poignets pour m’aider à me lever et passe un bras sous un des miens pour me soulager et marcher. Dommage que personne ne nous voit. Chovelon et Mohamed Ali marchent bras dessous-dessus dans la rue, pour aller… (On va où au fait ? On rentre ?) (Non, on continue) (On continue ? Tu veux dire que je continue à m’en prendre plein la gueule ?) (Qui n’a pas d’imagination n’a pas d’ailes) À force, je ne porte plus attention à ces phrases que Mohamed Ali enchaine comme les crochets et les uppercuts. Je souris d’un seul côté, celui de mon oeil ouvert, l’autre partie de mon visage restant insensible à l’humour du boxeur. (Celui qui n’est pas assez courageux pour prendre des risques ne réussira rien dans la vie). (Ben, je vais prendre le risque de te décevoir alors. Je pense que je vais arrêter de traverser ce chant de bataille). Mohamed Ali s’arrête et me regarde droit dans les yeux. Mohamed Ali n’est pas en colère, on dirait qu’il est fier de moi. Mohamed Ali est fier de Chovelon. (Ce que tu penses est ce que tu deviens).
Et il me laisse là, au milieu de la rue, la tête en sang.
Codicille : Les aphorismes de Mohamed Ali sont bien réels. Par contre, il n’a pas prononcé ces phrases à mes côtés.
(Ce qui compte sur le ring, c’est ce que tu peux faire une fois que tu es épuisé. Dans la vie, c’est pareil). Merci pour cet aphorisme à placer en tête de lit… avec Mohamed Ali en ange gardien pas d’alternative: on y va et c’est bien. Merci Jean-Luc
Merci Nathalie. Ton commentaire me donne envie d’aller explorer ces aphorismes, de chercher à donner un sens particulier à ces phrases creuses. J’aime bien cette idée.
J’ai beaucoup aimé cette lutte entre toi et toi même, toi et Mohamed, ces images évoquées de la boxe, de la manifestation, j’ai aimé le fait qu’il t’appelle par ton nom directement, j’ai aimé votre relation et je l’ai complètement vécue avec vous. Merci et à bientôt.
Merci Clarence. Ça doit aussi relever du fantasme que de parler à Mohamed Ali comme je/mon personnage le fais-t.
Super cette manif. On jubile.
Merci. Tellement plus facile à écrire qu’à vivre…
A l’ombre d’un héros, c’est délicieux de pouvoir contrer le monde. Même si on se prend quand même les coups…
Grand merci Jluc !
Merci Françoise. Comme je le dis un peu avant, je me demande si ça relève pas du fantasme…
pauvre Mohamed Ali… vous auriez dû venir manifester par chez nous où c’est toujours plus convivial
Merci Brigitte. À vouloir dialoguer avec Mohamed Ali, ça ne pouvait être que dans une ambiance survoltée.
🙂