Elle est assise. Lui aussi. Ils se jaugent. Une table les sépare. Sur la table, elle a posé une lampe à huile, un falot dont la flamme jette parfois de brusques éclats de lumière sur leurs visages noirs. C’est elle qui parle. Elle agite ses vieux bras dont l’ombre dessine sur les parois des ailes gigantesques. Sur le mur, le perroquet, la fleur, les chats à moustaches exagérées est les bonshommes semblent tour à tour, selon l’arbitraire de la flamme qui les touche, bouger. Ils veulent parler. Ils ont leur mot à dire. Eux aussi, ils savent. Et d’autres ombres sont là, secrètes, invisibles, ombres ressurgies de ce passé que la voix de la vieille réveille, ombres de vaches disparues et d’enfants vieillis, ombres qui se rapprochent, ombres qui bientôt – c’est dans l’air – reprendront vie. Il ne bouge pas, il la regarde, intensément. Il écoute. C’est elle qui parle. La vieille. Elle n’arrête pas de parler. Il ne pose pas de question : il écoute et elle parle. Sur la table qui les sépare – la table comme un mur, la dernière digue qui se rompra quand la flamme s’éteindra et que ce seront les ombres qui parleront – on perçoit un cahier fermé et un livre mais ni elle ni lui ne les regardent, ce cahier et ce livre, ce qui les fascine tous les deux, c’est cette carte postale qu’elle lui tend, pas l’image sur la carte postale mais le texte sur celle-ci, ce F. rouge qui occupe toute la place, un F. rouge écrit au stylo, un F. rouge suivi d’un point, seul texte lisible dans la nuit profonde que n’éclaire que cette lampe à huile dont la flamme commence déjà à faiblir. Elle parle. Il écoute. Elle parle fort, c’est une phrase sans fin, cela ne s’arrête jamais, elle ravale sa salive et les mots déferlent, sans pause, dans le désordre, proférés par une voix rauque mais sonore qui emplit l’espace entier de la grange vide, le perroquet, la fleur, les chats et les bonshommes s’étant retirés dans l’ombre, battus par cette voix de vieille femme qui dit ce qu’il y a à dire et qui le dit sans crainte. L’homme est immobile, concentré, tendu vers ce qu’elle dit et vers ce F. rouge dont peut-être – il ne comprend rien à ce qu’elle raconte – elle donnera le sens au détour d’une anecdote insensée ou d’un anathème. Elle parle fort et elle agite les mains. Elle ne tremble pas. Elle n’arrête pas de parler. Cela semble durer des heures. La lumière baisse. Puis la vieille arrache brusquement la carte postale des mains de l’homme et elle se tait. Tous deux ont tourné la tête vers la grande porte qui vient de s’ouvrir. Le silence est total. Seul un mouton bêle, de l’autre côté de la route.
Cette scène de dialogue sans dialogue serait peut-être le début de la troisième partie de mon projet Grange, où mes différents personnages jusqu'alors séparés se retrouveraient ensemble dans la grange qui sert de décor à ma fiction.
Beau départ, Vincent. Grande force que ce texte qui donne vraiment envie d’en apprendre davantage sur ces personnages, il intrigue et est extrêmement visuel. Beaucoup aimé. Go !
Merci Anne, ce genre de commentaires me motive à poursuivre l’écriture de mon projet et à moi-même tenter d’en apprendre davantage sur mes propres personnages.
Elle, on l’appréhende, tu l’appelles « la vieille » mais l’homme on ne sait pas
peut-être que ce serait bien de lui donner une direction une couleur, lui ajouter un détail, quelque chose, afin de mieux l’appréhender et en même temps entrer un petit peu dans ce dialogue sans dialogue
Et tout comme Anne, beaucoup aimé l’espace, la flamme, les ombres, la brièveté des phrases qui donne de la force
mais qui est F. ? là tu nous tiens…
Merci Françoise. En fait, cet homme, il est déjà présent dans le projet plus en amont, tout comme la vieille et F., ce qui explique sans doute que je n’insiste pas sur qui il est.
… elle qui se déverse, lui que s’emplit de la longue et forte phrase et semble monter en puissance, les ombres qui les entourent, tout ça a quelque chose d’hypnotique – c’est la carte arrachée des mains qui rompt soudain le flux, pourquoi la porte s’ouvre-t-elle ? la vieille arrache-t-elle la carte des mains de l’homme parce qu’elle a entendu la porte s’ouvrir ? et le flot de mots qui s’arrête du coup, qu’y-at-il qui ne doive pas s’entendre ? et le silence aussi vif et tranchant que le geste d’arracher la carte des mains – on veut savoir !…
Merci Christiane. Moi aussi, je veux savoir… (il ne me reste plus qu’à écrire la suite)