Carine et Chloé se retrouvent chaque après-midi dans le coin réservé aux enfants, près de l’étang du parc Borely. Leurs petiots jouent ensemble. Tout autour des habituées, toujours à la même place, et les gosses piaillants accrochés à leurs jupes.
Tiens, remarque Carine, un jeune couple égaré ici, sans progéniture à surveiller. Ils se tiennent par la main, s’assoient sur un banc, s’embrassent. Chloé chantonne avec Brassens : Les amoureux qui s’bécotent sur les bancs publics / bancs publics, bancs publics / En s’foutant pas mal du regard oblique… Ils se bécotent, ils bavardent. Impossible pour elles de satisfaire leur curiosité. Les hurlements des ados qui tapent sur un ballon couvrent leur conversation. Elles les épient. Lui – le jeune type bien sapé, cravate, chaussures cirées – a entouré de ses bras les épaules de sa compagne. Il chuchote à son oreille. Des mots tendres sans doute. Vlan, le ballon l’atteint de plein fouet. Il le renvoie. Il a du crier, un reproche, une réprimande ?. Elles le devinent à l’expression de son visage, colère, oui, colère. Les cris stridents des perruches vertes couvrent ses invectives. Elles jabotent, jacassent, sifflent, kiy-ak, kiy-ak. Les mouettes se joignent à elles, elles raillent, elles pleurent. Les deux tourtereaux ont repris leur dialogue. Les mères s’agitent, lancent leurs recommandations : occupe-toi de ta petite sœur, mets ta casquette, ne saute pas dans les flaques d’eau. Elles s’énervent… Carine et Chloé les observent. Ils se taisent, ils semblent écouter le chant du vent dans les frondaisons des tilleuls. Elle, la jeune fille à l’allure si sage se penche vers lui. Elle articule une phrase, une seule, en le regardant droit dans les yeux. Laquelle ? Laquelle ? Qui produit un sacré effet ! Il sursaute. Non, ce ne sont pas les hurlements des deux chiens qui se querellent, ni le grincement du carrousel, ni les exclamations des joueurs de pétanque : allez, va au bouchon, couillon, t’es une brêle, t’as embrassé Fanny… qui l’ont perturbé. Eux, ils ne s’embrassent plus. Ce qu’elle vient d’annoncer l’a atteint, il s’est dressé, raide comme la justice, plus rien de l’homme bien sous tous rapports, juste capable de faire un geste autoritaire signifiant le départ. Il retrouve son visage impassible, se dirige vers la sortie. Elle bouleversée le suit à grand peine. Ils ne se tiennent plus par la main, un mur semble les séparer. Éclatent des rires d’enfants, les pleurs d’un nourrisson et un tonitruant Un, deux, trois, soleil, lancé par les fillettes qui jouent à la marelle.
Chloé est désolée : ces deux-là, qui se bécotaient sur le banc public, n’ont plus des p’tites gueules bien sympathiques.
J’aime bien l’appel à l’imaginaire pour décrypter la scène. Sous les invectives des perruches, les pleurs des mouettes et les querelles des chiens. Merci.