Avant
C’est une longue table dressée sous un immense tilleul. C’est un dimanche de Pâques, année 1906, milieu d’après-midi, dans la campagne de Montdidier. C’est un repas de famille qui est en train de finir, un de ces moments interminables. Une quinzaine de convives. L’enfant, bien sûr, puisque c’est jour de sa première communion. Le père, la mère, l’oncle, la tante, le grand-père, les trois cousins, quelques amis. À une extrémité de la table, la petite fille parle avec sa voisine, à peu près le même âge, dix ans, guère plus. Elles attendent que la partie de croquet débute. De l’autre côté, deux amis de la famille, le père et son frère, l’oncle. La discussion est animée, dans les volutes de la fumée des cigares et l’odeur grillée du café que les femmes ont servi dans les belles tasses en porcelaine d’un service de mariage. Entre les deux extrémités, les chaises ont été désertées. Une petite marche digestive pour certains, une sieste au pied de l’un des arbres du parc pour d’autres. Les femmes en cuisine, la vaisselle et le rangement, pour la plupart. La table, quelques planches posées sur des tréteaux recouvertes des belles nappes blanches qui dorment le plus clair du temps dans l’imposante armoire du salon. Une peu moins blanches, les nappes, quelques tâches de vin et de sauce. Des verres à pied, quelques pichets d’eau à moitié pleins, une carafe de vin, des morceaux de pain, des miettes et des serviettes d’épais coton posées négligemment comme autant de sculptures en ébauches. L’air est léger.
La montée des eaux
Au bout de la table, les voix s’amplifient, les rires s’épaississent. Les petites filles lèvent la tête, et regardent en direction des hommes. Elles sourient, croyant à une facétie de leur père, oncle, voisin, ami de leurs parents. Les deux frères, le père et l’oncle, se sont levés. Le père, un pan de sa chemise blanche sortie du pantalon noir, les manches retroussées, la serviette toujours nouée autour du cou, l’index levé devant son nez, la tête en avant, le regard par en-dessous fixé dans les yeux de son interlocuteur placé de l’autre coté de la table. L’oncle, costume gris sans la veste mais avec le gilet, la chaînette d’une montre à gousset dépasse, droit, aussi droit qu’il peut l’être malgré un embonpoint qui force le relief, menton en avant comme un défi, regard rigide, visage impassible. Derrière lui, un homme resté assis lui tient le poignet, comme s’il le retenait. Un geste symbolique. De la fenêtre de la cuisine, dans la maison derrière, trois visages de femmes sont apparues et regardent les hommes. L’une tient une assiette qu’elle est en train d’essuyer, une autre a les mains plongées dans le bac à vaisselle. La troisième se tient en arrière des deux autres. Sous un orme près de l’allée, un homme allongé a soulevé son canotier au-dessus de ses yeux pour voir ce qu’il se passait. Plus loin, deux cousins, quatorze ou quinze ans, s’amusent à se battre avec des bouts de bois comme s’ils combattaient avec des épées. Ils n’ont rien vu ni entendu.
La bourrasque
À la suite du mouvement brusque, l’eau du verre est encore en suspension en l’air, dessinant un arc de cercle de bas en haut. Selon toute vraisemblance, les premières gouttes devrait toucher le père au bas de sa chemise avant de mouiller le serviette en remontant. Le fond du verre devrait être destiné au visage. L’oncle a saisi son verre posé devant son ventre sur la table pas encore entièrement débarrassée pour lancer son contenu en direction de son frère. La main de son ami lui saisissant le bras ne l’a nullement entravé. Le reste de son buste est demeuré droit comme un piquet, le regard planté dans les yeux de son frère, la main avec le verre finissant sa course au-dessus de l’épaule. Devant le filet d’eau qui s’apprête à l’atteindre, le père est en train de comprendre. Il a encore l’index devant le nez mais sa main est en train de s’ouvrir, le geste menaçant se transformant en protection. Sa tête a entrepris un mouvement de rotation vers la gauche et les paupières sont à mi-chemin de l’occlusion forcée. Quelques rides apparaissent déjà sur le front. Les enfants sont en train de se lever. Sous l’impulsion subite, la chaise de l’une d’entre elle bascule en arrière. Une femme, dans la cuisine, vient de lâcher l’assiette qu’elle tenait à la main. L’homme sous l’arbre n’a pas bougé, le pouce toujours disposé sous le rebord de son canotier pour le maintenir au-dessus de ses yeux. Les deux cousins armés de branches ont juste détourné la tête pour voir ce qu’il se passait.
La foudre
La table s’effondre, mettant à jour le subterfuge des planches en bois et des tréteaux. Sous l’impulsion enragée du père, le haut de ses cuisses a emporté le plateau, le faisant basculer de l’autre côté. Les verres, les pichets vides ou partiellement remplis d’eau, disparaissent sous l’effondrement de leur support. La carafe de vin en cristal Baccarat, vestige d’un passé familial bourgeois, vit ses derniers instants en un seul morceau. Des tasses s’envolent en dispersant le liquide noir encore brûlant. Le pain rebondit, les sculptures de serviettes prennent vie. Une part de gâteau décolle à la verticale comme une fusée. Le père saute sur son frère malgré l’obstacle de la table, les mains en avant pour l’empoigner au cou, le visage mouillé et crispé, les dents serrées, les babines retroussées comme un molosse à l’attaque. L’oncle a commencé sa retraite en disposant un pied en arrière et en tournant buste et tête. Probable que son frère s’affale à ses pieds sans même parvenir à le toucher. Mais tant d’objets sont alors en suspension qu’il y a peu de chances qu’il ne ressorte indemne de l’assaut. Les enfants, debout, ont toutes deux leurs mains devant la bouche. Une femme court en direction de la scène, sa longue jupe en suspension lui donnant l’impression de voler. Elle tient un torchon à la main, deux autres femmes la suivent à quelques pas. L’homme de la sieste n’a toujours pas bougé, figé dans la même position. Les deux cousins se mettent à courir eux-aussi. L’un d’eux glisse sur la terre meuble et se retrouve à quatre pattes.
Après
Le paysage est immobile. La table git par terre, elle est quelques planches jetées au sol, des tréteaux repliés. Champ de bataille, des éclats de verre et de cristal, des tasses éclatées, des flaques de café, de vin et d’eau imbibant le tissu souillé des nappes en désordre. Des restes de nourriture à l’abandon, une portion de framboisier écrasée dans l’herbe. La fumée d’un mégot de cigare s’élève vers le ciel avant de disparaître. Les serviettes ont adopté de nouvelles positions, révélant d’autres sculptures. Les chaises sont toutes renversées sauf une, porte-drapeau de l’armée en déroute, unique survivante de l’ouragan. Les belligérants ont disparu, leurs témoins d’assistance également. Les petites filles ont, elles-aussi, quitté le tableau. L’homme sous l’arbre s’est volatilisé, les cousins apprentis chevaliers ont regagné le château. La scène s’est déplacée à l’intérieur de la maison. Derrière la fenêtre de la cuisine, des femmes gesticulent et brassent l’air avec leurs bras. On aperçoit la silhouette de dos d’un homme assis, une serviette en éponge sur la tête. Un couple de jeunes gens, impeccablement mis, remonte l’allée centrale bras dessus bras dessous, ignorant tout de l’action. Ils se parlent doucement, tendrement, amoureusement. Le soleil décline lentement derrière la colline. L’ombre de l’immense tilleul enveloppe de sa quiétude le temps décalé d’un dimanche à la campagne. Un oiseau se met à chanter. Il est probable qu’il n’y ait pas de partie de croquet aujourd’hui.
… la carafe de vin en cristal de B. qui vit ses derniers instants en un seul morceau, j’aime ! L’ensemble aussi, on a envie de savoir LE mot qui a tout déclenché – quand nous savons pertinemment que la # veut que nous n’en sachions rien ! Le ton nous préservé, j’aime bien aussi…
On a envie de savoir… C’est peut-être cette envie qui permet au temps de jouer avec le lecteur. Merci de ta visite, Christiane.
on les voit, on les entend eux, leur voix, les dégâts, on se dit qu’on devrait comprendre et puis que non on a l’essentiel
Je crois que si on connaissait l’objet de la dispute, le texte perdrait de son intérêt. Merci pour ta lecture.
ah les familles lors des banquets ! sujet inépuisable…
j’ai aimé la fragmentation du texte, son organisation avec ses titres qui nous conduisent peu à peu vers l’inéluctable
j’ai ressenti un vrai effet de ralenti, peut être à cause du verre qui n’en finit pas de se vider en l’air et de la carafe qui n’en finit pas de se briser
et tout ça, dans les yeux des petites filles
(petite fille aussi chez Christiane, chez moi aussi… elles ont le regard affûté et interrogateur)
En fait, ce sont des instantanés, des photos. On devine le mouvement entre les prises mais le temps est arrêté pour la description. Quant à la petite fille, c’est curieux ce que tu dis. Le regard d’une petite fille doit sans doute nous servir de référence. La mienne, de petite fille, dans mon esprit, c’est ma grand-mère. En réalité, il y a vraiment eu une dispute, aux conséquences lourdes, entre son père (mon arrière-grand-père) et son oncle, aux environs de Montdidier, autour de 1906. Ce texte est une mise en scène, évidemment, mais il y a bien eu une dispute que mon aïeule a dû trainer douloureusement dans ses souvenirs. J’en connais la raison et peut-être, si on donne la parole aux personnages dans les prochaines propositions de l’atelier… Merci de ta lecture, Françoise.
Ouah !!!! Happée, saisie par cette dispute saisie au ralenti dans un réalisme saisissant. Les mots croquent, capturent, saisissent tout comme il faut. Et on reste suspendu avant pendant après harponnés par l’écriture, transportés au cœur de la scène . Merci beaucoup JLuc !
Merci Émilie. Comme le dit Françoise Renaud, les banquets sont un sujet inépuisable.
images fortes, picturales et cinématographiques. (Renoir passe) Emportée dans le flux … et tous ces mots qu’on n’entend pas.. (leurs voix ) qu’on imagine Bravo .
Merci Nathalie. Jouer à laisser le lecteur remplir les cases vides.