C’est un petit restaurant ouvert depuis un an ou deux, pizzas, burgers et salades. À l’intérieur, cinq à six tables suivant la configuration et un comptoir qui permet aux gens du coin de venir discuter avec le patron et son cuistot devant la cuisine ouverte, de boire une bière en attendant de repartir avec une pizza dans un carton brun qui va leur bruler les doigts. La déco, comme le mobilier est sobre, juste un grand tableau sur le mur face à la porte représentant, façon planche botanique, une énorme betterave, feuilles et racines comprises. Dès qu’il fait beau, on peut s’installer sur l’une des tables posées sur le trottoir. Ce soir, il est occupé par une longue tablée qui abrite les rires et les plaisanteries habituelles de tout le personnel de la boulangerie d’en face. Et une petite table que j’occupe seule. À côté de moi mais de l’autre côté de la vitre, un couple., assis face à face Elle est à côté de moi, lui, presqu’en vis à vis. Ils attendent en parlant peu. Je ne les entends pas, je ne jette que de temps en temps un coup d’œil sur leurs visages, mais je vois très bien leurs mains, leurs trois mains posées sur la table. Lui n’a que la main gauche visible. Elle a posé ses deux mains l’une sur l’autre. Solides, carrées, peau épaisse, cicatrices, une longue griffe encore rouge sur le dessus du pouce, ongles courts, et abimés aucun bijou, pas même une montre, elle a remonté ses manches jusqu’au milieu des avant-bras, teint halé de ceux qui travaillent dehors Les veines sont bien dessinées sous sa peau. Sa main gauche à lui est plus pâle, solide aussi mais les cicatrices sont anciennes, la peau plus délicate, les ongles courts mais coupés courts, pas cassés ni rongés. Pas de montre non plus. Aucun des deux ne consulte son portable, ils parlent, poursuivent une conversation tranquille, sans mouvement brusque ni de ces gestes destinés à souligner, à amplifier, à bien insister. Lui fait tourner sa fourchette doucement, côté, dos, l’autre côté, la pointe. Il fait ça sans vraiment y penser, sans nervosité, comme un tic, le besoin d’occuper ses doigts. Parfois elle dessine du bout de l’index une forme géométrique sur le set de table, esquisse un mouvement, un geste, un déplacement qui me font penser au travail du bois, puis elle repose ses mains l’une sur l’autre. Leurs pizzas arrivent, ils échangent quelques mots avec le serveur puis chacun se penche sur son assiette. Ça a l’air bon. Elle prend son couteau et sa fourchette pour commencer à manger, puis s’arrête. Lui se recule, se redresse, se cale dans le dossier, ils se regardent, elle s’avance au-dessus de la table, ils échangent un ou deux mots, pas plus. Un court moment de silence. Une gêne. Puis il lève la main gauche pour appeler. Le serveur revient, échange rapide, il remmène l’assiette et revient très vite avec la même pizza, coupée en fins quartiers. Encore quelques mots, lui bouge un peu sur sa chaise, comme quand on est mal à l’aise. Le serveur repart. Elle reprend ses couverts et commence à couper sa pizza d’un geste précis et ferme. La fourchette pique un premier morceau qu’elle porte à sa bouche. Lui mange avec les doigts, il attrape avec la main gauche les morceaux coupés par le serveur. Son épaule droite tombe un peu, son bras droit n’a pas bougé, il se termine dans sa poche
Bravo, tout est là, elles doivent être bonnes ces pizzas.
Pas mauvaises 😉
Mais bien envie d’explorer cette idée de dialogue sans dialogue. Et puis question pour le chantier en cours : de parler avec les mains, que reste-t-il quand on a qu’une seule main ?