Deux sourcils bien arqués, deux accentuations, deux verres foncés, yeux doublés, protégés, trop sensibles au soleil, un visage imbibé d’un sourire mélancolique. Le cou est très plissé, plis non parallèles, chemins parcourus qui ont laissé des traces. Au bas du cou, un renfoncement perceptible par moments, petite cuvette, dépression capable de recueillir des substances invisibles qui se mettent au repos dans ce lieu humide et chaud.
En son for intérieur : il marche dans une rue déserte avec sa grand-mère décédée voilà plus de cinquante ans, il rencontre sa fille qui fut sa mère, un merle se pose sur son épaule et il parle à son boucher du temps qu’il fait pendant que ce dernier prépare le gigot destiné à ses amis. Il ressent sur sa peau une chaleur de mois d’aout en hiver. Il pose un baiser sur son cou à elle qui est pourtant si loin. Un parfum intense l’enivre.
Il fait sa marche quotidienne dans une petite forêt de pins, de chemins d’agaves et de freesias qui embaument aujourd’hui. Située au-dessus de la ville grouillante elle surplombe de nombreux quartiers et au sud elle respire la mer au nord les montagnes enneigées. La peur du coronavirus s’évanouit ici, le détachement s’installe.
Qui oserait me les enlever, oui mes lunettes, sous le prétexte qu’on ne voit pas mon regard et que c’est gênant dans un face à face. Je persiste. Ce n’est pas une barrière, c’est ce qui me permet de décoller quand je veux. En fait je rêve 24 h sur 24, et je le mesure chaque jour un peu plus. Peu à peu, je libère de la place dans ma journée, mon moi conscient, social n’est plus hégémonique. Ma description du monde change, s’enrichit, sort des modèles appris, inculqués, imposés. Je vis des sortes d’extensions de réalité. Je me rends bien compte que ce qui peut apparaître comme une divagation n’en est pas une pour moi. J’aime errer dans toutes sortes d’espaces que je convoque ou dans lesquels une simple rêverie spontanée de quelques minutes m’engage. Le temps linéaire, chronologique s’estompe, des images du passé surgissent, est-ce bien mon passé, j’en suis parfois surpris, ne sachant à quel de mes multiples personnages j’ai à faire ! Mes verres sombres me mettent à l’abri du regard des autres. Je ne me livre pas quand je ne le veux pas. Derrière mes verres je peux entrer en moi-même, faire abstraction de ce qui me cerne et plonger dans mes pensées, mes chemins de traverse, mes labyrinthes, mes sous-sols, ma polyphonie. Souvent je réussis une bilocation entre ici et ailleurs, un ailleurs dont je me souviens ou un ailleurs que je crée. En même temps je suis pleinement dans le jour présent. L’équilibre ne se rompt pas.
aime (entre autres) le soliloque, et surtout le petit creux au bas du cou
Merci Brigitte de votre lecture. Je crois que je devrais explorer ce petit creux et ce qu’il contient !
Mes verres de myope transparents me procurent la même sorte de détachement bienfaisant associé à la faculté de rêver sans limite…
Beaucoup d’affinités avec vous !
En vous lisant aussi chaque fois