Descente.

Je régnais encore faiblement sur le château quand ma petite-fille s’adressa à moi alors que je fixais, l’œil déjà presque éteint, la latte de parquet qui se reflète dans le miroir qui fait face à mon lit, que l’on a penché vers le sol afin que ne s’y reflète plus ce visage, mon visage, que je voyais de plus en plus vitreux jour après jour, parce que j’étais arrivé à expirer un râle — plus me voir ! Merci — fixant le moribond que je savais être devenu, ce qu’ils avaient tout de suite senti, eux qui me veillaient déjà depuis quelques jours, faisant craquer légèrement le parquet, assez pour me tirer de mes somnolences, marchant à pas de loup en évitant les lames disjointes, jointes de poussière, si semblables à l’arthrose qui colmate mes os, hésitant entre paraître (me faire savoir qu’ils sont là) et disparaître (ne pas donner l’impression d’attendre), sans que je comprenne pourquoi ils n’avaient pas ôté tout simplement cette glace qui ne sert déjà plus, depuis trop longtemps, ma libido, le souvenir de mes enboitements pervers, et avaient juste rallongé l’attache, tournant le cadre vers cette triste latte de parquet qui se reflète et, pire, vers ce nœud troué, rides aux formes aussi grimaçantes que les miennes, et semble m’espérer et vouloir m’engloutir, — Papi, tu sais, nous sommes tous là, on prendra soin de ta mémoire, tu peux partir maintenant — ma chère petite fille qui cacha enfin le miroir hypnotique d’un sourire embué de larmes puis s’assit me laissant apercevoir soudain une silhouette blanchâtre et vaporeuse se détacher de moi, se vriller comme une tornade, comme le génie d’Aladin, se faire avaler par l’œil du parquet qui me fit un premier et ultime clin d’œil, réapparaissant subitement dans le salon, sous la chambre, flottant au-dessus de ce parquet périgourdin dont j’étais si fier, marqueterie de bois sertie de granit rouge, mosaïque de noyer sombre et de chêne clair, dont les diagonales semblaient suivre les poutres du plafond, fruit disparu du savoir-faire d’artisans engagés par mon arrière-grand-père, C. premier du nom, montés à Paris pour assembler ce parquet qu’ont patiné tant de danseurs, où j’ai appris la valse lové dans le bustier généreux de ma tante, puis les passes de rock qui faisaient se relever les jupes de mes cousines en bouquet de jambes dorées, culotte blanche et corolle de jupon qui se reflétait sur la surface encaustiquée patiemment par Rose la jeune gouvernante qui m’a offert un premier, délicat et éphémère baiser, glissant avec regret, pendant ce que je ne sais n’être plus qu’un souvenir, tout au bout de cette salle de bal, de mes fêtes galantes, vers la grille en fer finement forgée, gueule de lion, qui, ouverte l’été, permet de tempérer la pièce par la sombre fraîcheur des caves, tirée des pavés patiemment cassés, apaisés, assemblés, joints, nivelés, lustrés par les quatre forçats réquisitionnés par mon grand-père au bagne de Toulon, mais qui trouvaient quand même ici, malgré tout, un peu de considération, loin des coups de trique et des injures des gardes-chiourmes, et semblaient prendre ce long assemblage de rosaces de pierres (qui allaient disparaître sous les empilements de bûches, les tas de charbon ou les alignements de fûts) comme un purgatoire, un échappatoire à l’enfer, notre inéluctable enfer que je sens si proche, au sol brûlant semé d’embûches et où je vais devoir demander éternellement pardon.

A propos de Jean Perguet

La retraite ? Si on veut ; c'est le luxe de pouvoir faire presque tout ce que l'on veut, quand on veut, pour soi et surtout pour les autres. Je suis un lecteur curieux de tout. Depuis trois ans mon «journal d’un lecteur» est publié tous les semestres sur http://www.incertainregard.com Après une formation d’animateur d’ateliers d’écriture, j’anime un cycle annuel d’ateliers pour le comité d’entreprise de mon ancienne entreprise. Et depuis l’été 2018, je sévis, comme beaucoup d’autres, à partir des riches et étonnantes propositions de François Bon.

4 commentaires à propos de “Descente.”

  1. J’aime beaucoup le miroitement de plusieurs récits du dix-neuvième siècle sur ce parquet.

  2. est ce que je sens un grand plaisir dans cette idée de devoir demander pardon ?

  3. terrible, la splendeur du parquet chargé d’histoires face à l’agonie…