Mémé, souvent je la retrouvais rivée au sol, en train de cirer péniblement ces tomettes rouges, poreuses et parfois fendillées, un deux, trois, quatre, j’aimais bien les compter, observer leur agencement, là où le buffet contrariait leur avancée, dans cette petite pièce qui ne devait pas dépasser les 20 m2, avec son gros fourneau à charbon qui crépitait le jour et vrombissait la nuit, au son du tic-tac de l’horloge qui n’avait pas l’honneur de la pièce mais reposait, incongru, dans le cagibi qui menait au grenier, ses marches vermoulues, instables, entre le pot de chambre disgracieux qu’on cachait là, puisqu’il n’y avait pas de salle de bains, tout simplement ça n’existait pas, les toilettes non plus d’ailleurs, planquées, reléguées, comme exhumées au bout du jardin, j’aimais bien y aller, c’était amusant ce pichet d’eau qu’il fallait verser au fond du trou d’où disparaissaient nos chères reliques: oui, ça me plaisait de vivre chez Pépé et Mémé, j’en aimais le chocolat, la brique couleur ocre et trouée que ma grand-mère au prénom de reine -Eléonore- faisait chauffer dans son fourneau pour ensuite y poser ses pieds tout crochus dont les doigts de pied semblaient avoir perdu le nord et se mordaient les uns les autres -on aurait dit de petits orgelets- mon pépé et sa casquette à la Prévert -il y cachait du papier journal- par coquetterie, pour l’effet bombé peut-être, et surtout disait-il, pour lutter contre le froid l’hiver,un bon isolant, sa casquette donc, ses cigarettes que j’aimais tant rouler pour lui et ses pastilles Valda qu’il suçotait à longueur de temps. Ils avaient été pauvres, disait ma mère souvent: « Nous, on était pauvres », comme on dit d’une adresse mais pour moi c’était d’un royaume et les murs si proches qu’on aurait presque pu s’y cogner en six pas me rassuraient en formant un rempart contre lequel buttait tout ce qu’enfant, je ne comprenais que trop bien, toute cette sauvagerie dégoûtante, cette violence et cette peur lancinante contre laquelle je luttais de toutes mes forces en comptant les petites tomettes rouges, à présent bien cirées.
Très beau texte.
Merci Jérémie! Au plaisir de te lire.
… tomettes & tomates vont ensemble.
Belle lecture du samedi matin. Le week-end s’annonce réjouissant.
Merci pour ce retour!
Merci, très fort. Eleonore… Ils avaient été pauvres. J’aime votre écriture et tout ce qu’elle charrie. 🤩
Merci!
à présent bien cirées, c’est l’inverse chez moi, elles ne le sont plus. très beau texte en tous cas, tous ces souvenirs évocateurs rassemblés dans un si petit espace, d’un royaume à l’autre.
ce n’était ni Bonne Maman et Grand Père (eux c’étaient des carrelages vaguement italiens d’avant guerre) ni Bon Papa et Mamie (eux quand étaient en France c’étaient de beaux parquets.. ça a été assez vite les parents, et à partir de ce moment nous on a plus voulu bouger
Dans un texte que j’apprécie, il y a toujours une phrase qui l’emporte sur les autres.
Ici : ses pieds tout crochus dont les doigts de pied semblaient avoir perdu le nord et se mordaient les uns les autres…
[Comme nos textes se répondent…]
C’était là
Disparue la maison d’ouvrier, rue du 2 juin 1940. Disparus le jardinet, l’arrosoir, la clôture en ciment et ses chapeaux pointus qu’on blanchissait, l’été, à la peinture à l’eau. La buanderie, les cages à serins, les serins, le papier journal, au fond, l’odeur des graines et du linge mouillé. Disparus. La petite allée de scories, les cinq marches qui menaient à la pièce principale. Et Bibi, le furieux, à la queue en panache et Poupette, la docile, couleur crème et café au lait. Disparu Gaston le taiseux qui sentait le tabac, son béret, ses doigts maigres, son œil de pinson malicieux. Disparue Marie la replète, la bavarde, son dentier béat dans le verre à eau et l’odeur de ses robes, en tergal imprimé…
C’était là. Je m’en souviens.
NB in L’embarcadère – Page 85
Merci pour ce partage. Toujours aussi sensible… Nostalgie, quand tu nous tiens…
Des tomettes pour conter, entre résignation et espoir. Merci pour ce texte !