Je ne veux pas me laisser envahir par ces mots creux. Ces mots dénués de sens. Je ne veux pas que ces mots entrent aussi facilement dans mon quotidien, viennent me dire ce que je dois penser, dire, aimer. Ni comment, ni pourquoi. « Ce que je demande aux membres de mon gouvernement, c’est d’être solidaires de ce que décide ce gouvernement. » Je ne veux pas qu’il s’impose à moi et me force à le suivre. Je ne veux même plus les écouter. Ces mots contaminent les miens. Le périphérique parisien a une forte capacité de nuisance sur ses voisins. La nuisance des mots est aussi forte. Je tente de revenir à la phrase qui m’entête : Personne ne revient jamais vraiment de son enfance. D’en retrouver l’origine. Je lutte contre le flot infini d’information, de nouvelles, de discours, de déclarations. Pour obtenir une « réduction suffisante » des nuisances, « il faut cumuler plusieurs actions, il n’y a pas de solutions miracles. »
Il se protège de tout ce qui l’entoure, il a l’habitude d’ajouter, ce qui l’enferme. Quand il n’y arrive plus, il décide de sortir, changer d’air, voir autre chose, se mêler aux autres en pouvant les contourner, les regarder à distance, avec le recul souhaité, prudent. Ne pas se confronter, ne pas chercher le combat, le corps à corps. Il sort d’abord pour respirer, pour sentir le sang circuler dans son corps, et battre à ses tempes, à son cou, sentir son cœur battre. il s’arrête parfois pour regarder autour de lui, il ne cherche pas à voir quelque chose de particulier, il veut sentir avec les yeux, comme il arrive parfois qu’on sente la caresse du vent sur son visage, le froid de l’eau d’une fontaine sur ses mains. Il veut exercer son regard sans chercher à l’améliorer, le sentir seulement. C’est ainsi qu’il peut admettre qu’il est vivant. Un être vivant. Et quand il marche en ville, au milieu des rues, édifices, des lumières, des voitures, des passants, il sait qu’il traverse autre chose de plus qu’une simple constellation d’institutions et d’appareils administratifs, de la cours de justice aux hôpitaux, des écoles et des commissariats avec leurs policiers et fonctionnaires civils de genres variés. Il se dit que la ville est plutôt un état d’âme.
Cet état d’âme vit dans les pierres. Elle est leur voix. Tout, dans la ville, n’est qu’état d’âme parce que dans la ville, les pierres elles-mêmes ont la parole. Ce que nous appelons ville n’est rien d’autre que cet espace métaphysique dans lequel les hommes et les pierres semblent s’échanger leurs attributs.
Nous sommes tous sont des « pierres vivantes », des palais, des édifices vivants, le corps réel de la ville. « Mais ce mouvement qui transforme les hommes en pierre est tel que les pierres se transforment à leur tour en esprit pour devenir « l’esprit minéral » de la communauté. Une ville est, à la lettre, le lieu dans lequel les pierres peuvent acquérir la faculté humaine par excellence, le chant : les pierres d’une ville, comme on a pu le voir, chantent l’histoire, indiquent les dieux, dictent la loi, redoublent la ville dans son image même, ou, plus banalement, nous parlent des choses de la vie quotidienne – les marchandises. »
Il marche en ville. Il marche longtemps jusqu’au moment où il va sentir la fatigue user sa vigilence. Le temps s’emparer de lui. Il ralentit l’allure alors, il sait qu’il faut penser au retour, éviter la rupture, ce n’est pas ce qu’il cherche. Être à l’écoute, voir ce qui l’entoure, envisager ce qu’il ne peut pas voir, ce qu’il ne peut pas encore sentir, mais ne pas céder, ne pas abandonner en cours de route. C’est un processus lent, dans l’accumulation des sensations, des visages croisés, des paysages arpentés. Les pas ont une cadence, un rythme régulier qui est une phrase en train de s’écrire, une pensée qui s’élabore à la marge. L’art a pour vocation de faire surgir la puissance évocatrice des choses que l’on observe.
Il se souvient des messages du Salagou, ces inscriptions éphémères, mosaïques de tesselles blanches ou de cailloux clairs disposés pour former des lettres, écrire des mots sans fioriture. Certains en profitent pour y déclarer leur amour, d’autres gravent l’écorce des arbres de cœur et de prénoms, pour ne pas se perdre, il y en a qui sèment des petits cailloux sur leur chemin. Ici, les passants (habitants et visiteurs) inscrivent leurs rêves à même la terre, ils expriment leur désir sur les flancs ravinés du Salagou, en toute quiétude.
Les textes écrits à la hâte au bord de la route sont vite détruits par les nouveaux venus. Trop paresseux pour aller ramasser des cailloux, ces derniers défont les textes existants pour écrire le leur.
Cœurs de petits cailloux blancs et prénoms laissés par les amoureux, messages d’amour, messages de haine, parfois obscurs, citations littéraires, jeux de mots, spirales ou serpent de pierre, et signes ésotériques.
Le travail du temps sur les murs de la ville. Les couches s’y superposent racontant chacune une infime partie de l’histoire du lieu, par strates successives et traces du remords.
Il peut reste des heures à regarder un vieux mur, comme il aime contempler les nuages qui se forment dans le ciel estival. Devant un mur nu, s’émerveillant d’imperceptibles variations dans sa texture colorée. Photographier un mur, c’est comme prendre en photographie une fenêtre ou une porte, c’est un lieu de passage, de transition. C’est comme lorsqu’il observe longuement les nuages, il y découvre des messages obscurs et impérieux. La patience et l’attente affinent sa vision et lui font voir des formes étranges d’une magnificence si évanescente que les larmes lui montent parfois aux yeux.
Le vrai peintre est rare et la vraie peinture « demeure précieuse et unique » écrit Léonard De Vinci dans son « Traité de la peinture ». Elle naît dans la solitude et la méditation, de l’attention aux spectacles spontanés de la rue rapidement enregistrés, de la rêverie devant les images suggestives nées du hasard (taches et lézardes sur les vieux murs, nuages), des esquisses embrouillées, première projection des images intérieures et de la patience à écouter les critiques et à se corriger. Elle se plaît aux analogies secrètes entre les règnes de la nature, aux images ambivalentes et aux expressions ambiguës.
Un jour marqué d’une pierre blanche.
Marquer d’une pierre blanche, autrefois c’était un caillou. Le blanc, son éclat, sa lumière. Dans l’antiquité, les jurés disposaient de deux cailloux, un blanc et un noir, le blanc innocentait l’accusé. À la même époque, lors des banquets, un caillou blanc gravé au nom de l’invité faisait office de carton d’invitation. Ici, c’est une pierre brute posée sur le marbre d’une pierre tombale. Pour indiquer qu’il y a là quelque chose d’important à ne pas pas confondre avec le reste : à ne pas oublier. Laisser la place pour inscrire un message, écrire un mot, sans le faire pourtant, remettant cela à plus tard, laisser une trace, une place, pour ce que l’on voudrait dire. Une page blanche. Les cailloux pour retrouver son chemin sont dans toutes les têtes. Tout le monde y pense. Suivre la ligne ainsi composée, selon les points, les pointillés. Sans rien oser écrire dessus, quelques réflexions à voix haute sur la définition d’une vieille expression dont le sens caché commence à se révéler à nous.
Les mots sont des pierres dans le ciel.
et les pierres sont des mots à inventer… beau texte méditatif et poétique.
Des mots à inventer et à relier selon les points, les pointillés… Merci beaucoup Xavier !
la profonde méditation des pierres, ces supports amicaux pour les corps et les pensées