Le sourire de la photographie, tu ne le donnes qu’à l’objectif. Les rares fois où. Un sourire de Joconde, qui ne bouscule pas les traits. Sourire à bouche fermée laissant à leur place les pommettes hautes, les yeux grands ouverts. Les cheveux sombres en vagues sur le côté. Ce visage de la photographie n’est venu à moi que bien des années après ta mort. Tu m’apparais ainsi plus jeune que je ne le suis moi-même aujourd’hui. Et le regard calme et direct avec lequel tu me fixes sans me voir est exactement celui de ton fils, qui est encore à naitre, dans quelques décennies. Mais il est déjà là, patientant, à l’abri de ton visage ouvert et silencieux de la photographie.
Sur l’autre photographie, celle bien plus commune, car existant à plusieurs exemplaires, le sourire à tes lèvres est plus franc et donne une sorte de plénitude à ton visage, quelque chose d’une attente, enfin comblée. Tu n’as pas vieilli. Tu n’es pas morte. Tu continues de scruter un point imprécis devant toi. Une tête d’épingle légère. À quoi rêves-tu maintenant que tu n’as plus faim ? Quelles images accessibles se forment dans l’eau calme de ton regard ?
Ton visage est lune, soleil plein et rond venu remplir à ras-bord l’espace de la vitre. Il mange le vide. Il attend. Il n’a ni yeux ni bouche, pourtant il scrute, il murmure — je sais à peu près quels mots te viennent, s’agglomèrent à ta bouche — il n’observe pas, il cherche sur le ruban de la route. Il attend un bruit. Les samedis vers quatre heures.
Ton visage est pain. Ton visage est le rond parfait que dessine le dimanche à midi la vague molle et fumante de la polenta étalée sur la planche, ton visage penché est absorbé, il disparait, se dissout dans la vapeur.
La tartine large et tendre et tiède de ta joue, velours, mie beurrée, contre la mienne.
Ce qui vient en premier, c’est le nez. Au milieu. Il est un peu rond, avec des ailes bien dessinées et charnues. Un nez de trois petits rebonds. Je ne me pose pas la question de savoir comment je le trouve. C’est le tien, cela suffit. Il est passé chez ta fille qui en a hérité. Ma grand-mère. Chez elle, sur son visage, il est mou. Il ne lui appartient pas. Ce n’est pas celui de ma mère, qui est allée pêcher le sien du côté des B du Mont-Dessus. Dans les miroirs, je le rencontre, à mesure que l’âge m’en dessine un. Je m’aperçois que mon reflet glisse vers le tien, mais par le nez seulement.
Sur le front de tes visages des dimanches s’accumulent les morts. Et à tes yeux, les larmes ont creusées de larges sillons, des vallées molles, jusqu’aux commissures des lèvres. L’amertume du café colle à ta langue comme le goût de ces départs, déportés, à qui tu parles de temps en temps.
Il y a le visage de la consultation chez le docteur. Les traits lisses, le front sérieux et grave. Visage d’attente de diagnostic. Visage d’eau de Cologne.
Il y a le visage de Tino Rossi. Lorsque tu entends sa voix et que tout s’arrête, rien qu’un moment. Alors tes lèvres s’entrouvrent et tu murmures les paroles de la chanson, doucement, rien que pour toi. Sans déranger l’air vacant autour de toi.
Je n’ai pas voulu rencontrer le visage de ta mort. Ton dernier visage ce jour-là est resté le verre d’eau vide et la petite cuiller dans l’évier blanc.
Bel ensemble.
J’aime beaucoup celui-ci : ‘Sur le front de tes visages des dimanches s’accumulent les morts. Et à tes yeux, les larmes ont creusées de larges sillons, des vallées molles, jusqu’aux commissures des lèvres. L’amertume du café colle à ta langue comme le goût de ces départs, déportés, à qui tu parles de temps en temps.’
Et le passage sur le nez dans un autre fragment.
Merci beaucoup pour votre lecture Annick.