(Suite de « En boîtes« )
Dans son dos, il ne le sait pas, mais il y a un autre homme, à 6 000 km de là, ou bien juste derrière, en effet que savent-ils du monde ? Ils viennent juste de naître quelque part. Le monde, pour eux, ça se limite aux 3 mètres alentour. Un carton, un bout de béton granuleux, un mur peut-être, auquel s’adosser pour reprendre son souffle, regarder cet extérieur inouï qui s’offre là, entier, rempli à l’exagération. Derrière lui donc se tient un autre homme. Il est dans un lieu qu’il connaît sans le reconnaître. Cette nuit, il a plu. Des torrents. Orages, rideaux de pluie battantes, ininterrompues, de celles qui ne s’arrêtent jamais, à tel point que ça en devient inquiétant, on regarde la montée des eaux dans le caniveaux, ça ruisselle, ça déborde, la terre va devenir ciel, ruisseler, s’inonder, perdre sa consistance, se dissoudre dans le grand bain, île flottante dans l’espace. Derrière lui donc, je le répète, il y a cet autre homme. Ils se ressemblent follement. Un visage sans visage, sans relief, lisses. Ils n’ont pour le moment aucune qualité. Des hommes neutres, et l’adjectif est encore de trop. Il faut les imaginer comme de purs reflets du monde, l’absorbant et le renvoyant sans digérer quoi que ce soit. Êtres passagers de la Terre, observateurs muets.
Rien n’est à son habitude quand cet homme rentre dans le parc ce matin-là. A peine son pied quitte-t-il la route pour le sauvage qu’il perd son assurance, son élan. Terrain meuble, boueux, allée de tilleuls sombre. Sur sa peau la chair de poule. La moiteur en colonise chaque parcelle, se fait sangsue, l’affaiblit. Il marche, progresse sous la frondaison épaisse et s’aperçoit d’un coup du vacarme des oiseaux. Est-ce la lourde brume qui renvoie à l’infini les échos de leurs cris, l’ivresse de la faune après cette pluie providentielle, il lui semble être dans une jungle. Les sons lui parviennent de toutes les directions, l’englobent, le cernent. Il jette un regard à gauche. Une branche plie brusquement, prête à rompre et dans son champ de vision le souvenir d’une aile noire, déchiquetée, aspirée vers le sommet. Bruits de feuillages. Lui vient la sensation qu’il est un intrus. Il est seul dans le parc immense, désert, le parc qui semble s’agrandir au fur et à mesure qu’il progresse. Pas même un gardien. Il sort de l’allée et débouche sur l’esplanade qui borde le lac. Le bitume se dérobe à son regard, emporté par le brouillard. Les pépiements d’oiseaux s’éteignent aussi brusquement qu’ils sont apparus, leur font place un étrange silence. Un cygne (un faux ?), posé sur l’étendue liquide, soulève imperceptiblement ses ailes pour y plonger son bec, toilette de l’aube. Rien ne vient perturber la grâce de son mouvement. L’eau retient son souffle, ses carpes endormies, ses muses anesthésiées, et lui sert d’écrin. Il s’élance à la surface, ne laissant aucune trace.
Ce qu’il ne sait pas cet homme, c’est qu’il ne repartira pas de ce lieu, qu’il en est déjà captif, que de minuscules lianes ont enlacé ses pieds, tissé un réseau souterrain, qu’elles se sont liguées pour le retenir, homme à avaler, humanité à digérer, bonté à fêter. Ce qu’il ne sait pas, c’est que ce lieu de loisirs, de détente, a changé dans la nuit, qu’il s’est mystérieusement transformé, que les forces se sont inversées, qu’il est maintenant quelque chose voulant le capturer ou bien est-ce lui qui veut se faire capturer, s’y dissoudre, y trouver sa folie. Il est prêt.