Un jeudi sur deux, ma mère m’emmenait avec elle au hammam du nom de l’eau bénite de la Mecque, dite zemzem. On commence d’abord par pénétrer un grand hall frais, tapissé de marbre – une sorte d’antichambre à l’allure de purgatoire, quand on sait ce qui attend, derrière la grande porte, là-bas, au fond. La femme qui nous accueille est assise sur un tabouret de plage, en toile, et sur un derrière proéminent. Elle encaisse les quelques pièces avec une moue de ses lèvres fardées brillant rouge occasion, un phare plus ou moins rassurant dans ce lieu terne et moite.
On enlève ses vêtements. Rituel.
Puis, pour distraire cette nudité trop crue des regards, on s’enroule dans une fota. Des femmes sont essaimées seule ou en groupe dans plusieurs parties de la salle marbrée. Les regards sont parfois discrets, de loin, une femme essuie ses enfants avec une serviette jetant aux alentours des regards inquiets ou inquisiteurs peut-être. Des voisines se croisent dans ses lieux, leurs voix claquent fort et résonnent. Gênantes dans un endroit où la nudité appelle le silence. On est prêtes. Pieds nus contre sol – succession de marbre et de tapis – on se dirige vers la salle des bains.
Une grande pièce d’une obscurité humide, l’estrade en son centre, qui ruisselle, pareillement à toutes les femmes qui se pavanent çà et là, partiellement nues, sinon complètement.On se rappelle l’eau zem-zem et la Mecque, comme un ka’aba au centre, un carré, et les femmes qui tournent autour nues. Tout autour, des vasques sont sont au niveau du sol, les robinets sont ouverts, de l’eau froide en cascades qui déborde.
L’épaisse moiteur des hammams enduit l’intérieur de vos poumons, de vos narines, de votre bouche (et prend tant de place en vous, que vous finissez par ressentir de la gêne dans votre propre corps).
Certaines femmes sont allongées, nues, à même le sol, jambes écartées, bras écartés, pendant que d’autres les savonnent, les frictionnent. Les visages grimacent, suent, soufflent. Ce ne sont bientôt plus que des taches.
Les plis de la chair, les bourrelets de graisse s’agitent, ondulent. Le corps exposé. Alors qu’à l’extérieur de ce sanctuaire, toutes étaient drapées, voilées, empaquetées dans des couches de tissu, d’un coup tout était offert aux regards, une explosion de corps et mes yeux d’enfant en frémissaient, ne distinguant plus les traits des visages, qui ne devenaient qu’ovales flous. Des corps âgés, ridés, squelettiques, des bras charnus qui gigotent, des jambes osseuses, des dos, leurs bourrelets, des seins, de toutes les formes, de toutes les tailles, tombants ou à peine existant. Des tas de chair blanche, luisante, à même le sol. Luisantes comme les carreaux humides. Alors qu’au dehors, elles se tenaient droites, bipèdes au regard noble, ici elles étaient dans des positions bestiales ; animalité et crudité beuglante ; à quatre pattes, ou sur le dos, elles se faisaient brosser le crin. Les corps frictionnés par les gants perdaient des petits boudins de peau morte. Les joues se gonflaient d’air chaud.
On entendait des claques d’eau fraîche contre leurs membres et les sols, et leurs éclats de rire ; il restait de l’humain dans la pénombre de ces lieux carrelés.
La mère, elle, restait drapée dans sa fota, sur un petit tabouret qu’elle apportait toujours avec elle, élément du dehors, le front haut et le regard toujours horizontal. Sereine. Diane parmi les faunes.
Cette obscénité du corps révélé à la vue et à l’oreille et cette chaleur moite m’étouffaient, et c’est en suffoquant que je me dirigeais vers la sortie.
Une sortie en deux temps. Il y avait ce passage obligé par ce couloir encore tiède, qui cachait une autre pièce dans laquelle, virevoltant, plus ou moins gracieusement, elles s’engouffraient chacune leur tour, pendant quelques minutes. Une odeur maligne s’en échappait. Des odeurs fortes et chimiques. Celles des produits qui rendent la peau chauve, les membres lisses et blancs presque comme ceux d’un enfant. Il fallait les éviter, slalomait entre les corps dégoulinants et suintant.
Je retenais donc ma respiration, et m’essuyait rapidement, mon coeur cognait fort, jusqu’à rejoindre enfin le dehors et son air frais s’engouffrait alors dans mes narines, gonflait mes poumons, et la lumière écarquillait mes yeux.
Après la mise en ligne de mon texte, je regarde votre belle vidéo sur Nedjma, on sent que ça brasse dedans, que ça compte, cette impression aussi que les précédentes (merci François pour le lien) comme un rodage vers cette série prometteuse sur la francophonie.
Alors, je navigue sur votre site, je lance votre lecture vidéo « carrelage ». D’un coup, je réalise que ce que j’écoute correspond en partie au texte que j’ai là sous les yeux, dans l’onglet de l’atelier que laissé ouvert sur mon écran ! Magie du Tiers-Livre ! Et comme votre vidéo, il sonne juste ce texte ! Merci !
Cette vidéo m’avait beaucoup marquée. Un très beau texte tellement joliment offert.
Merci à vous ! Vraiment…
J’ai besoin de terminer Carrelages, je ne sais pas trop comment encore, et cet atelier, par deux fois déjà, me pousse à aller le modifier un peu ou l’augmenter.
Merci, merci pour ce partage 🙂
Je l’attends depuis longtemps. Courage.
Je l’attends depuis longtemps. Courage.