Des creux et des bosses

La place Saint Lambert de Liège, enserrée entre un centre commercial et un tribunal, charrie une population aussi hétérogène que les flaques de kérosène flottant sur la Meuse. Quand la chimie s’en mêle ça donne un truc vraiment explosif dans le genre de la tuerie du 13 décembre 2011, lorsque, armé de grenades et d’un fusil d’assaut construit par la Fabrique Nationale d’Herstal, située à moins de cinq kilomètres du centre ville de Liège, Nordine Amrani a ouvert le feu sur les passants avant de se donner la mort. (Note réflexive : Lorsque la justice et le fétichisme de la marchandise se font face sur les deux versants d’une même place, tels deux pôles d’une balance s’équilibrant, peut-on considérer ça comme un effort de transparence?)

Ce samedi 18 janvier aux alentours de quatorze heures, je me poste au même endroit que Nordine quelques années auparavant. J’ai le tribunal dans le dos et le centre commercial des Galeries Saint Lambert en face de moi. J’aperçois plus bas les bus jaunes et noirs de la TEC régurgiter des paquets vulnérables de foules bigarrées pour en ingurgiter d’autres dans le même mouvement convulsif. Le prophète, personnalité liégeoise que je reconnais sans peine – bien que placé en hauteur je ne puisse voir que son bonnet qui lui bave sur la nuque – s’est juché en haut d’un muret pour que tout le monde l’entende:

  • Rien à foutre des arabes et des juifs… j’veux qu’on arrête de discriminer entre les femmes et les hommes et tout ira bien… Tu sais qui circoncit les gamins et qui égorge les agneaux… ça vient des sectes israélites… la mafia de Jérusalem du mur à la montagne… C’est les premiers mafieux qui se sont incrustés en Inde, Jérusalem et compagnie…

Un couple de trentenaires tiré à quatre épingles – chemisette, tailleur etc – pouffe de rire comme s’il découvrait les nouvelles punchlines d’un comique en vogue. Un jeune homme roulant son joint tout près du prophète lui lance quelques mots que je ne peux saisir, soudain surpris par une tâche sombre fonçant droit sur l’escalier en haut duquel je me tiens. La tâche bondit au dessus des marches suivie de près par une planche à roulettes tournoyant sur elle même, avant de se désolidariser de l’être bondissant qui achève sa chute par un joli cumulé.

Je remarque une plaque OSB pliée en deux près du muret où des skateurs en stand by ont choisi de poser leurs fesses, observant tranquillement leurs copains se prendre des gamelles mémorables. Sans doute l’ont-ils volée à la ville de Liège pour en faire un tremplin. Elle utilise des plaques semblables pour leurs travaux de voirie – et des travaux de voirie, à Liège, c’est pas ce qui manque ! Partout, saucissonnant l’espace, des barrières en plastique orange, panneaux signalétiques, sémaphores destinés à la réalisation des travaux pour une future ligne de tram, égarent l’automobiliste dans un dédale post-apocalyptique où les tuyaux de gaz émergent de la terre au milieu des bulldozers et des montagnes de gravats.

Savez vous ce qui déroute le touriste en visite à Liège ? Les creux et les bosses ! Faites un jour le tour de la ville avec un de ces bus de la TEC dépourvus d’amortisseurs et vous comprendrez ce que je veux dire. Mais il faut reconnaître qu’au moins Liège a l’honnêteté involontaire des adolescents au visage piétiné d’acné. Elle est ce corps pris en flagrant délit de mutation. Un truc hybride, mi figue mi raisin.

  •  Rappelons qu’Abraham et compagnie étaient des pédophiles consanguins circoncis homophobes incestueux dit le prophète. Au mur des lamentations ils injectaient des infusions de dégénérés dedans…rappelons qu’il y a plein de nazis fascistes et nationalistes… Moi j’aime pas les nationalistes… 

Un groupe d’enfants engoncés dans leurs manteaux d’hiver, piaillant comme une nuée d’étourneaux entourée d’adultes les incitant à presser le pas, descend en rang deux par deux les marches au dessus desquelles le prophète, juché sur son perchoir, leur adresse un salut solennel en joignant les mains autour de sa canette de bière discount. Ses lèvres saintes perdues dans sa barbe broussailleuse sont à peine discernables, mais son visage rubicond suffit à nous guider, telle une balise dans la grisaille navrée des jours de soldes. Plus personne ne prête attention au Tikka – petit point rouge qu’il porte sur le front. Souvenirs des jours lointains où il accompagnait sur le marché de la Batte la joyeuse bande hare krishna de Liège.

La marginalité s’inscrit dans le quotidien Liégeois avec une telle présence que l’autochtone en bonne et due forme – qui selon les critères de l’État est majoritairement blanc, travaille, paye ses impôts et roule dans une voiture à crédit – partage les trottoirs du centre ville avec une meute de jeunes types venus de France parce que l’héro est ici moins chère. Sans compter les alcooliques, schizophrènes, personnes en décrochage ou totalement désocialisées. La preuve de ce que j’avance se présente à moi en passant devant le prophète toujours à pérorer, tandis que penché sur un muret je suis occupé à noter fébrilement l’orémus. Je ne lui donnerais pas plus de vingt-cinq ans ; type caucasien comme disent nos amis des Forces de l’Ordre. Il a les cheveux terriblement gras, porte un pantalon rigide de crasse et balaye la place du regard avec une telle insistance que soudain me poussent des ailes de détective. Je l’observe d’abord de loin puis me décide à le suivre lorsqu’il fend la foule devenue plus dense entre les arrêts de bus et la bouche immense du centre commercial, ce qui s’avère assez difficile puisque notre ami zigzague sans cohérence apparente. Avec la sensation étrange de suivre un chien sur les traces d’un autre chien, je passe à travers une masse compacte formée d’une majorité d’individus plongés dans de passionnants échanges avec leur smartphone. Tous ou presque ont des gros sacs FNAC, HEMA ou H&M entre les jambes. Des bandes éparses d’adolescents venus des cités populaires environnantes se rassemblent en cercle. Capuches sur la tête et mains dans les poches de leurs survêtements impeccables ils tentent un croche patte à l’ennui, s’imprégnant d’une ambiance d’hypercentre gorgé de magasins trop chers et de belles citadines décomplexées. Nous croisons également un assortiment de jeunes filles identiques : Cheveux longs lissés, frange bien droite, jean moulant remontant haut sur les hanches, petit sac à main dans le pli du coude. Elles parlent vite et leurs éclats de rire montent fort dans les aigus.

Mon guide accoste un type aux joues creusées dont le corps flotte dans une veste de sport synthétique et un jean délavé. La visière de sa casquette est exagérément pliée en deux. Un échange verbal a lieu entre eux durant lequel mon guide ne cesse de jeter des regards en tous sens, tandis que l’autre répond par des hochements de tête négatifs. Tâchant de laisser traîner une oreille indiscrète je me risque à passer tout près : on parle d’un certain « marseillais » qui ne serait pas là aujourd’hui. Je prends conscience en m’extrayant de la scène qu’une bonne dizaine de zonards à l’affût, éparpillés dans un rayon de cent mètres, vont et viennent d’un groupe à l’autre. Deux gars par terre devant une vitrine, le visage cramoisi et bouffi d’alcool, n’essaient pas de me cacher qu’ils m’observent. Un autre se poste au milieu du passage pour exécuter un moon walk très consciencieux.

Et puis ça hurle :

  • Qu’est-ce que vous avez à vous barrer, bande de lâcheurs ? Vous êtes des lâcheurs !

C’est le grand maigre à la veste synthétique – je n’avais pas remarqué qu’il titubait.

À la place du guide – où est-ce qu’il est passé ? – se tient un homme court sur pattes portant un cuir pilote usagé, un bonnet noir roulé au dessus des oreilles et des lunettes rectangulaires. Un bouc parfaitement taillé contourne sa bouche. La femme qui l’accompagne est si maigre qu’on ne peut la regarder sans frissonner.

  • Connard !J’vais pas abandonner ma femme !

Là dessus, le petit homme bondit sur le grand ; pendant ce temps la femme anorexique traverse la rue en manquant de se faire renverser par un bus. Une paire de lunettes vole dans les airs.

  • Mes lunettes ! Dit le plus petit des deux.

Oubliant leur contentieux ils unissent aussitôt leurs forces à la recherche de l’objet perdu.

  • Deux cents balles !
  • J’crois qu’elles sont tombées par là…
  • Bah ouais tu crois, tu crois…. Deux cents balles! T’as intérêt à me les retrouver.

Les yeux rivés au sol ils se tournent autour, puis les lunettes réapparaissent miraculeusement.

***

Rue Joffre, je remarque que les passants ont tous plus ou moins le même style. On devine la collection d’hiver des grandes enseignes. Un monde fou aux caisses de la FNAC : visages littéralement inexpressifs. Ça sent la moquette propre – frottée à l’aube par un visage non caucasien.

Galeries Saint Lambert, ça se bouscule dans un magasin de chaussures. Des gens sans signe distinctif apparent se servent dans les rayonnages, soupèsent tel modèle puis tel autre… Qu’est-ce qui fait qu’ici je ne parvienne plus à noter les singularités ?

Au pied d’une poubelles entre les escalators et les portes coulissantes électriques, j’aperçois un pigeon occupé à picorer des miettes invisibles. Mon esprit habitué à voir ces volatiles à l’air libre l’associe à un oiseau piégé entre les mailles d’un filet post -moderne, tissé de vitres transparentes. Tout compte fait le pigeon en question n’a pas l’air de se plaindre. Il ressemble à un petit homme marchant les mains dans le dos avec ses ailes repliées le long du corps, son cou rattaché à l’avancée de ses pattes comme ces jouets mécaniques que les enfants font rouler entre nos jambes. Comme c’est amusant de remarquer à quel point les hypercentres de nos villes européennes offrent à nos pigeons un statut avoisinant celui de nos clochards. N’aménageons-nous pas les monuments de pics pour éviter que les premiers s’y posent et les bancs d’accoudoirs pour que les seconds s’abstiennent d’y dormir?

***

Place Saint-Étienne, devant un café jouxtant le parking souterrain. Un homme d’une cinquantaine d’années avec une panse qui l’oblige à courber le dos pour faire contre-poids me demande d’une voix frisant les aigus si je n’aurais pas un euro, et puis non, plutôt un briquet, histoire d’allumer le mégot humide qu’il tient entre et les mains et que vraisemblablement il vient de ramasser par terre. Baissant les yeux en m’excusant de n’avoir ni l’un ni l’autre – pure mensonge, soit dit en passant – je remarque que le bonhomme a de l’eau dans les caves. Je m’éloigne, puis reviens sur mes pas. Derrière lui se dresse un café dont la baie vitrée est occultée par de vastes panneaux en bois rappelant les vieux saloons des films de westerns. Une affiche précise que la direction se réserve le droit d’entrée.

Pénétrer dans ce rade, trouver la force de braver les regards des clients accoudés au bar pendant qu’on se dirige vers une table dans le fond avec l’intuition d’atterrir ici comme un cheveu dans la soupe, c’est déjà une expérience en soi. Sur ma droite une rangée de machines à sous lance des appels subliminaux bleus et rouges tandis que les enceintes crachent du Rolling Stones. Je sors de mon sac de quoi noter mais n’ose pas me décider à écrire : attablé face à moi, sirotant son red bull, un nain me fixe du regard. Il a une grosse tête, porte un survêtement de coton gris chiné, taille triple XL. Cinq ou six habitués parlent fort, debout face au bar. L’un d’entre eux m’observe en échangeant des regards entendus avec le nain qui me zieute à son tour. Une femme aux cheveux courts outrageusement maquillée s’extirpe du comptoir en réajustant sa jupe en sky, bientôt suivie par un vieil homme tout sourire, portant un verre dans chaque main. Ils partent s’asseoir ensemble, côte à côte sur la même banquette. Je remarque alors que presque tous les hommes attablés sont accompagnés d’une présence féminine.

On devine une partie du crâne rasée sous les cheveux noirs de la serveuse. C’est une jeune fille expansive qui a l’air de savoir se faire entendre. Elle est entièrement vêtue de noir hormis ses baskets blanches qu’elle me montre spontanément lorsqu’elle prend ma commande :

  • on est quand même plus à l’aise avec ça, non ?

Je remarque des tatouages un peu partout sur les bras ainsi qu’autour de la nuque, mais elle est trop volubile pour qu’on puisse y distinguer un dessin précis.

Sur les banquettes il y a également un homme d’une quarantaine d’années affublé d’un tic nerveux, soliloquant devant une femme dont l’écoute impassible est ponctuée de brèves aspirations à la paille de son jus de fruit, ainsi qu’une personne noire aux allures androgynes pourvue d’un chemisier léopard échancré sur une poitrine absente, conversant avec un homme dont je ne vois que le col de la chemise blanche et le crâne légèrement dégarni.

Ne sachant plus où poser mon regard tant je me sens observé j’abandonne l’idée d’écrire ici et me prépare tout doucement à partir en sirotant mon café. Le type qui me dévisageait au bar s’est maintenant allié à deux de ses copains. À les voir comme ça tous les trois, je serais prêt à parier qu’une passion commune pour la pornographie et les grosses motos les ont fait se rencontrer. Le premier a le visage porcin et des joues luisantes, le second a opté pour le mulet et la veste en daim. Le troisième est plus impressionnant. Trapu, les cheveux blonds coupés très courts, les yeux bien enfoncés dans le crâne, il porte un blouson de cuir coloré rembourré au niveau des épaules et des coudes.

Un jeune couple fraîchement débarqué du centre commercial passe la porte et se fige un instant devant l’entrée, prenant vaguement conscience du décalage de leur présence. La fille, grande, mince, fleurant bon la petite bourgeoisie, tient dans sa main un petit sac Galeria & Inno, contenant certainement des échantillons de crème hydratante. L’homme à la veste en cuir rembourrée leur glisse un mot discret et le couple s’en va. J’en profite pour me diriger à mon tour vers la sortie.

***

Dehors la nuit tombe. Les passants pressent le pas pour rentrer chez eux. Une femme arborant tous les signes relatifs à la toxicomanie s’approche de moi pour me demander si je n’ai pas « un peu d’monnaye » (prononcer à la liégeoise : monnaïye). Le centre commercial des galeries Saint Lambert irradie d’une lumière sans ambiguïté. Deux vigiles se font insulter par un jeune gars de la rue ; soudain je me sens lourd et fatigué. Envie de rentrer chez moi et de prendre une douche. Sur la route du retour à mon appartement une petite boule d’angoisse s’installe dans ma gorge. Je perçois la ville dans son ensemble : un magma d’énergies confuses. Ça peut rendre fou si tu plonges la tête dedans, parce qu’une ville c’est plein de fantômes, de non-dits et d’histoires glauques. Ça gueule, ça gémit, ça se plaint tout le temps, une ville.

Je passe la porte de chez moi : une odeur rassurante m’envahit. Je file dans la salle de bains et je prends une douche bien chaude. Je compte pas les minutes, je m’en fous. Je goûte à mon privilège. Ensuite, je me dirige à mon bureau. La fenêtre devant laquelle j’écris donne sur d’inégales bâtisses en briques rouges. J’ai recensé cent cinquante trois vitres incrustées dans ce panorama de maisons bras dessus bras dessous, se frottant les oreilles dans la mêlée. Lorsque la nuit tombe, les carreaux translucides s’illuminent, réduisant les intérieurs en castelets où s’incrustent des silhouettes silencieuses prises de convulsions routinières. Des ombres d’oiseaux libres d’inventer leurs trajectoires passent en frôlant les crêtes anarchiques des toits, tandis que du foisonnement d’artères reliant le cœur de la ville à ses périphéries nous parviennent des rugissements de moteurs qui s’entremêlent, se montent dessus, se modèlent en une seule boule de son, une vague lointaine et continue. Comme si derrière la muraille d’urbanisme il n’y avait rien d’autre que la mer.

A propos de Franck Laisné

À 10 ans j'ai rêvé de devenir écrivain, à 30 je suis devenu acteur. Je noircis des carnets où je passe mon temps à me plaindre tout en nourrissant vaguement l'idée d'en faire un autodafé. J'aime les villes du nord à priori sans charme où les autochtones n'ont d'autres choix que de rire d'eux mêmes. J'aime mon prénom, pas mon nom de famille. Je préfère la bière au vin, le salé au sucré, l'amer à l'acide, le silence à la connerie. J'ai de la suite dans les idées, comme on dit, mais je suis fainéant. Je n'ai pas peur du vide ni de l'ennui, bien que beaucoup d'autres choses m'effrayent : les fascistes, le nucléaire, le patriarcat, l'intolérance, la bureaucratie, la police et les araignées.