« J’étais mort sans surprise et la terrible aurore / M’enveloppait… ». Deux chambres vous font un « havre de paix » dit Pichois, sans rire ; c’est rue d’Amsterdam, à l’hôtel de Dieppe au 22. On n’y trouve plus désormais qu’un marchand de kebab, une façade vitrée que pour l’heure on ne franchit pas. On se contente d’y observer derrière un comptoir des cuistots qui s’affairent sous un panneau lumineux représentant un feu de bois aux couleurs criardes. Les ingrédients séjournent dans des bacs de métal tandis que la viande tourne sur sa broche comme un damné exposé au regard des passants. MELODIE est-il inscrit sur l’enseigne en lettres rouges sur fond noir. Le mot surprend mais on comprend que sans doute c’est pour faire équilibre à celle de l’hôtel dont l’établissement occupe le rez-de-chaussée : HOTEL OPERA DIEPPE (trois étoiles) « Excellent rapport qualité prix. Proximité avec l’Olympia et la Gare Saint-Lazare permettant de rejoindre facilement les Gares de Lyon et Montparnasse. » dit un commentaire de client satisfait . L’Opéra n’est pas tout près mais qu’importe après tout, il faut bien attirer le chaland. Toujours est-il que voilà l’ensemble mis sous le signe de la musique, ce qui reste ironiquement de votre poésie ? Une porte vitrée sur la droite de l’officine de restauration rapide mène à la réception de l’hôtel dans un renfoncement de la façade. Juste en face sur le trottoir des numéros impairs une crèche (on la nomme « BABILOU » comme pour singer le babillage infantile) a pris la place de l’ancienne poste qui s’était installée dans la gare en 1868, somme toute c’est toujours une affaire de mots. La rue assourdissante draine des milliers de passants chaque jour qui courent vers d’autres lieux. Le matin on pourrait y voir les mères qui descendent du train de banlieue ou peut-être des grandes lignes et viennent déposer leur progéniture avant de rejoindre leur lieu de travail. Le soir elles reprennent leur fardeau et regagnent le logis. Des pères aussi peut-être ? « Les démons malsains » n’attendent plus la nuit pour frayer leur « occulte chemin », ils règnent désormais en maîtres dans l’enfer moderne des villes. J’aurais voulu vous parler de ce « bazar d’Amsterdam » au 10 de la rue. Il occupait la place d’un hangar à usage de station pour voiture de remise. Fréquentiez-vous les salles d’estaminet qui occupaient l’étage ? Est-ce là que vous avez traduit ces nouvelles de Poe que je découvris adolescent ? Je me souviens qu’il fallait descendre quelques marches pour y suivre ma mère qui venait y chercher les trésors de la modernité. Mais ce bric à brac qu’on fut a-t-il une importance ? Il faudrait aussi évoquer ce passage de Budapest situé à l’arrière de votre hôtel; on y vendait son âme « pour avoir des souliers ». Vous qui vendiez votre pensée pour trois sous n’y auriez vu que l’image de votre triste condition. Aujourd’hui ce n’est pas par haine du domicile qu’on dort dans les rues et la prostitution a pris nombre de formes. Comme en votre époque, les Tartuffes sont rois, ils ont changé de visage simplement et leur compassion n’est que le masque de leur indifférence. Rien n’a changé, voyez vous. Et puis, on l’oublie mais le saint qui donne son nom à la gare où la foule entre et sort à tout moment est bien le premier ressuscité de l’Evangile, accomplissant votre sourde angoisse de vous réveiller, « enfant avide du spectacle » déçu qu’une fois le rideau levé il n’y ait rien de ce que vous attendiez. J’aime à penser un instant que vous n’aviez pas choisi ce domicile au hasard : la Normandie avec Honfleur à l’horizon, Saint Lazare comme point de départ et puis aussi cette rue d’Amsterdam, comme un pays de Cocagne rêvé dans les volutes de paradis artificiels. Enfin malgré vos mises en garde nous voilà plongés dans ce sommeil que vous redoutiez, nous habitons « pour toujours un bâtiment qui va crouler travaillé par une maladie secrète » dont vous nous laissiez pressentir les horreurs.
Ce hier qui est aussi aujourd’hui et un poète qui nous montre le chemin. Merveilleux texte !
Il nous montre le chemin et nous en écarte aussi. Il y a un fond de cynisme chez Baudelaire qui est l’annonce de celui dans lequel nous baignons.
C’est sans doute vrai qu’il y a des ressemblances entre ce Paris du second empire et celui d’aujourd’hui où ne restent de parisiens que les plus fortunés et les héritiers.
Baudelaire était un héritier, certes privé de ses droits. La question n’est pas là. Paris n’est que la métaphore d’une condition humaine tout aussi bien que sociale, non? Walter Benjamin éclaire tellement mieux que moi cette « bohème » ambivalente.