Déracinement
Déracinement 1
Déracinement. C’est le mot exact quand l’avion décolle. Vol de nuit un texte qu’il faudrait relire. Bruits de moteurs. Chacun retiens son souffle. Accélération. Le steward parle espagnol, tu penses « Aux amants passagers », à cet amant de passage et constant, à ce cœur en jachère qui tourne comme une toupie autour des bâtiments vides. L’atterrissage est toujours rude, les roues sautent, la machine grince, la terre est là de nouveau, des lumières, des hommes s’agitent, ils vont, ils viennent, ils parlent, dans ce théâtre d’ombres. Plongée dans un taxi, voiture anonyme conduite par une inconnue, échange de politesse et de silences.
Des panneaux défilent, des noms qui résonnent et ne parlent pas, des mots muets.
L’odeur de l’océan, les mouettes arrogantes, le souffle des vagues, le varech et les granits rongés. Déposé dans une zone neutre, arbres et containers, arbres et entrepôts, carcasses de bateaux et rues désertes. Hall de l’hôtel éclairé, réception discrète, chambre vaste, lit douillet, les murs des nouveaux hôtels ne disent rien, ne pensent rien, ils sont là dans leur indécence typique. On ne remplit pas les souvenirs avec des panneaux lisses. Un matin gris sale, la nuit trompe, la nuit ment, un paysage industriel et l’Océan, brusquement au détour, une mer profonde bleu marine, des bateaux sur le sable, tu avais oublié les marées, tu ne savais plus ces mouvements de la mer. Les couleurs c’est ce qui manque à l’exil.
Déracinement 2
La fréquentation des autres, un glacis nucléaire. Mettre des mots entre les virgules criardes et se taire. L’hiver lui va bien, une saison squelettique, aucune trace de maquillage, la terre figée, les couleurs absentes, le gris, le noir, le blanc si la neige se pointe mais c’est rare ici et le vent froid et les nez rouges, les yeux larmoyants. Oui, finalement il est bien seul à ne rien attendre. Le premier message, un soir de pluie. Le deux janvier, comme un cri d’année nouvelle.« Vous ne savez rien de moi, mais j’ai très envie de vous connaître. A. »
Sites de rencontres, tentation du vide, des hommes de poussières fantasmés, egos enflés, des images vacillantes, inquiétantes tellement parfaites, aucune faille, de la performance, des masques du carnaval du bonheur, des mots écrins parfois éteints par : Je cherche l’amour, je cherche l’amour, je cherche l’amour, je cherche l’amour. Il s’est refermé tranquillement comme ces portes vermoulues qui ne cachent qu’un chaos poussiéreux de meubles renversés, de tasses posées ébréchées, de peintures pisseuses, de lits défaits avec des draps sales et poisseux. Il a jeté la clé. A quoi bon ! Un coup d’épaule et il vole en éclat.
Il a envie de le laisser se perdre comme les autres. Il ne veut pas qu’on le connaisse, fatigué de jouer la parade. Il laisse passer deux jours entiers et le quatre il répond par surprise.
« Se connaître c’est déjà se perdre et je ne suis plus fréquentable . »
Déracinement 3
Clic clac/ ouvre la boîte/Berlin à la recherche de l’impossible oubli. Nostalgie/psychopathe obsédé. Ville du nord, simple prétexte/arrêter d’étouffer/ Kiss on my hand, after Dark/ Kiss on my hand, after dark/ kiss on my hand”. Roméo Distress /Schönefeld, aéroport bunker, long, étriqué, gris. « Le fruit est aveugle, c’est l’arbre qui voit. » Une phrase de soleil couchant, brusque et sans transition, la nuit. Quai de gare venté ; les yeux qui piquent malgré le bonnet et les gants. Une sorte d’ours corseté dans ses vêtements d’hiver « Nous aurons des matins d’ours gris » Les stations défilent. Herman Strasse terminus, sortie à droite, Silberstein Strasse. Appartement, 3 ème étage, immeuble du fond, petite cour bucolique. Berlin de nuit, des flocons, des bruits étouffés, des boutiques en sous-sol, une guerre derrière, une guerre dedans. Un verre de vodka, pour la fin du voyage et pour un hommage à Bowie « Oh how, how, how, you’re a rock and roll suicide ». Nuit agitée, sous couette blanche. Les fantômes du passé, neigeux, crayeux. La structure édentée du mur en morceaux. Mauer, Mauer, Mauer, miaulement abrasif et sommeil de plomb. J’arpente ma tête en toute sérénité, un garçon se perd et ne rentre jamais/ La lumière timide du matin/faire le tour des cimetières, saluer les célébrités et les anonymes/ partir des morts pour remonter aux vivants, sans faire l’erreur d’Orphée. Une montée franche, définitive. Après les tombes, les musées anciens, puis les modernes, les bars de jours, les restos, les bars de nuits/ Programme millimétré/ obsessionnel. Ce n’est pas du plaisir, c’est du masochisme. Je coche, systématiquement tous ce que j’ai vu/ce qui me reste à voir. Je colle les vignettes d’entrées sur un carnet bleu, me perdre dans des objets inutiles donner une réalité à un voyage au bord du gouffre/ besoin de rituel/ un bar billard enfumé avec serveuse tatouée façon Hells Angels/ clientèle glauque à souhait. Tous les pochtrons du coin au rendez-vous à la même heure. De la flic dépressive au prolo en manque, tout y est, même le hard rock FM de Scorpion ou d’autres groupes allemands de la même veine, et les clients entonnent en chœur tel ou tel refrain. Clic clac ferme la boîte.
Déracinement 4
Longtemps ce journal est resté muet, dans une boîte. Je l’avais découvert dans un coin de son atelier et je n’avais pas osé même y jeter un œil, je l’avais simplement conservé après sa mort, comme un talisman, un ultime secret. La raison profonde c’est que j’avais peur qu’il me révèle un autre homme que celui qui avait partagé ma vie pendant 25 ans.
Ce journal, il ne me l’avait jamais montré, il ne m’en avait jamais parlé et la surprise fut totale de découvrir ce cahier marron, aux pages détachées, avec des blancs et des ratures et une écriture appliquée comme celle d’un enfant. En débarrassant l’atelier et avant de le mettre en sommeil, j’avais regardé la date, c’était l’année 1975.
Nous nous étions rencontrés en 1980, il n’était donc pas question de « nous » mais d’autres, d’autres avant dont il m’avait parlé au détour de nos discussions sur la fidélité, les rencontres sans lendemain. Il avait aussi évoqué cette période de sa vie où il était serveur en Espagne et cette impression d’exil et d’isolement alors qu’il était à une cinquantaine de kilomètre de la frontière.
J’ai mis dix ans avant de le lire, dix ans avant que la douleur de le revoir vivre à travers ses lignes s’atténue. Ses dessins et ses peintures ne m’avaient pas bouleversé comme cette découverte. Je les connaissais et pour moi c’était une manière de le perpétuer, une sorte d’héritage mais dans ces lignes, c’était son corps qui se mettait en jeu et aussi ses sentiments, ses doutes, ses désirs, j’étais dans sa tête et je l’accompagnais malgré moi dans ce moment de jeunesse. A la première lecture j’ai fondu en larmes, même avec la distance du temps. J’ai relu le texte que j’avais écrit le lendemain de sa crémation, un texte chaotique sur le fil de la vie, une dernière phrase :
On nous a supprimé ce qui reste à venir. Cadeau, malédiction, je verrai bien.
Le cadeau je l’avais entre les mains et à la deuxième lecture mes angoisses se sont estompées et je l’ai découvert et compris un peu mieux qui il était, un homme fragile, à vif « nous les écorchés vifs on en a les sévices » essayant de se construire sur une enfance douloureuse et saccagée. Il s’était absenté de sa vie osant à peine y plonger sans avoir appris les codes amoureux, une sorte de diamant brut d’un romantisme noir, un romantisme adolescent. Il était jaloux, exclusif, explosif, en colère, mais aussi craintif, passionné, libertaire, tendre, curieux mais avec cette peur perpétuelle de mon départ qu’il croyait inéluctable parce qu’il pensait qu’il ne valait pas la peine d’être aimé. Je ne suis jamais parti, je me suis affronté à ce désespoir amoureux et nous avons vécu une vie brûlante et c’est lui qui m’a laissé de la manière la plus définitive qu’il soit un 10 juin 2004.
Belles plongées dans les failles… Autant aimé ce texte que Hier, je t’aimerai (non commenté, tout a été dit, mais si beau !).
Déracinements très forts, très beaux, qui m’ont beaucoup touchée