D’abord: rien. Des livres tout autour, du sol au plafond, d’un mur à l’autre, une cage de livres et, rien. Grosse bouderie, toute la famille lit, pas moi.J’aime pas comme ils lisent. Des années plus tard, je pense pareil, il y a des façons de lire obscènes.
Puis la Comtesse en rose et de Sophie, les bien grands malheurs soldés par des coups de fouet. Puis rose toujours les petites pisseuses modèles comme un panorama exceptionnel sur ce qui ne sera jamais pour moi. Délices… lis, relis, re-relis, abysses masochistes et petit monde propret, rose… Les »pauvres » sont au loin et on a toujours un petit sou sur soi pour eux histoire de les y maintenir. Elle est marrante, la comtesse.
Andersen et comme l’intuition que c’est déjà un peu plus vrai.
Le choc dans les œuvres poétiques complètes de Victor Hugo en un volume de 1700 grandes pages de chez Pauvert, volume écrasant à tout point de vue sur ma faible carcasse alitée de 10 ans d’âge quasi sans lectures derrière elle, et l’idée comme ça dans les vapeurs de la fièvre (une angine qui a tenu toutes les vacances de Noël) :énorme révélation, la lecture sort de l’isolement fébrile, écrire est un métier qui peut valoir des funérailles nationales et ma nouvelle poupée pue le sucré.
Puis les romans-photos par piles entières prêtées par les filles du village, elles appellent ça des « livres », et c’est pas si obscène, c’est une escale de rêverie dans des vies annoncées ingrates, on les planque sous le matelas, on les dévore à la lampe de poche, ça ne laisse pas grand souvenir sauf de l’interdit transgressé et des rêvasseries prolongées. Les histoires de Lily et Aggie, pas vraiment autorisés non plus et des comics pour filles avec final en baiser hollywoodien.Tous ces « livres », s’il les trouve, mon père les jette théâtralement.
Fin des abysses.
Longue station pour s’éprouver soi-même, s’obliger à écarquiller les yeux, soutenir l’insoutenable : Treblinka (cette phrase: A Treblinka on riait beaucoup » , l’espèce humaine, les récits de la Kolyma…Puis Jacques Lusseyran : aveugle, résistant à 16 ans, déporté à Buchenwald: il dit pour se soutenir des poèmes , et les déportés hongrois se rassemblent pour l’écouter, puis reviennent régulièrement écouter la poésie française sans connaitre un mot de français. Qu’est-ce que la poésie donc ? pas ce qu’on croit.
Baudelaire, quand un exposé sur la mort chez Baudelaire vous oblige à relire plusieurs fois Les fleurs du mal et comme c’est un bien.
20 ans, triple choc en quelques mois et plus rien ne se lira comme avant :
Proust s’adresse à moi personnellement, on dirait, et d’ailleurs maintenant je sais, merci Marcel, que je ne suis pas aussi monstrueuse que je pensais, Proust pour rire, Proust pour penser, Proust pour comprendre, Proust pour voir. C’est sûr, sur l’île déserte, c’est lui que j’emmène, c’est lui que je relis sans jamais me lasser, c’est lui que je n’aurai jamais fini de lire.
Même période, sacré changement de ton, folle envolée enthousiaste pour Céline – son lyrisme teigneux et flamboyant vient illuminer ma colère ,j’en suis affamée : le voyage, mort à crédit, le pont de Londres, Normance à la queue leu-leu… pour l’abject à côté de la tendresse, les jambes des danseuses et les corps poisseux des femmes Céline jusqu’à ce qu’il hurle dans ma tête jusqu’à ce qu’il m’épuise et que sur le carreau, je l’abandonne, Céline tu me fatigues, Céline je peux pas suivre, t’es trop testostérone…
Enfin la virée avec Jean Genet, Notre-dame des Fleurs et Querelle de Brest, brodant sa dentelle bourbeuse et magnétique, j’en oublie Albertine (Sarrazin) dont je jalousais la cellule.
Même année: Cortazar, les armes secrètes relu plusieurs fois, les glissements de la réalité dans le fantastique comme une nouvelle tentation, vu dans un prisme personnel de dissociation, donc fascination autant que terreur.
Longue station parmi les anglophones pleins de charme qui allègent une vie laborieuse de super woman super fourbue : douce ironie de Barbara Pym, Elisabeth Taylor, Edith Wharton, E.M. Forster, comme un repos soi-disant mérité et puis au bout de cinq tentatives façon pétard mouillé, coup de foudre enfin pour Mrs Dalloyay où tout est là en même temps et la promenade au phare, cette scène de la maison vide (qui me fait trembler comme me fait toujours trembler les parlements de Londres de Monet sans que je saches pourquoi) et la lutte de Lily Briscoe pour rendre « sa vision ». Promenade au phare, plusieurs fois.
Arrêt des conneries, et nouvelle claque: Faulkner, s’enfiler les 80 pages de Benji qui agite autrement le spectre de la dissociation, je crois comprendre mais suis pas vraiment sûre mais c’est foutu, je suis hypnotisée.
Thomas Bernhard qui mouline, qui mouline, et comme j’aime le suivre dans son moulin, refaire le parcours sans cesse, exprimer la réalité comme le jus du citron, un bon litre de Destop dans la fosse aux illusions, le salutaire Bernhard, acide à la perfection et là, je vois que j’en ai oublié un autre grand déboucheur , Flaubert bien sûr, pour Emma, L’éducation, la correspondances et après la claque la tendresse infinie des trois contes dont le poignant Julien l’Hospitalier.
Les petits textes de Beckett, Beckett intensément mais à petites doses régulières, Beckett c’est ma potion poétique, Cap au pire, le tremblement d’être et être quand même
Non , mais vous le croyez que j’ai pas cité Melville ? Billy Bud et Bartleby? Et Claude Simon? Et Sarraute ?Et Balzac? et Kundera? Et… j’arrête
Géniale cette biblio/biographie! Et le plaisir de pouvoir encore et encore se faire rebooté( au sens anglais, je ne trouve pas le bon mot) par ses lectures
Merci Géraldine, vous êtes drôlement bienveillante, moi je sais que j’ai pris la proposition de travers et pour faire la 5, ça va pas être de la tarte…