Elle a les yeux verts ou gris, seul le ciel sait, le front bombé, les pommettes hautes, les lèvres hydratées à la crème de huit heures, les attaches fines, un pas de moineau. Elle ne veut pas qu’on sauce l’assiette avec le pain, qu’on boive l’eau à la bouteille. Elle empoigne le croupion de poulet dans le plat familial, son unique licence. Elle a des cicatrices, la mère morte, la peur de la mère morte, la peur bleue de retrouver la mère morte au retour de l’école – est-ce qu’il faut parler d’eux – mère, nourrisson, mari, fils perdus trop tôt. On ne pleure pas, elle dit, on ne pleurniche pas. À la fin, elle se sent comme dans un aéroport. Elle attend de monter dans l’avion. Elle dit que la vie est passée comme un rêve, qu’elle a aimé la vie, qu’elle l’a regardée défiler, moins actrice que spectatrice. De ses malheurs on ne saura pas plus : elle ne veut pas aller à la piscine, ne veut rien raconter aux voisines qui font des ragots au bord de l’eau, les poules qui caquettent, qui déblatèrent sur les transats – l’atmosphère là-dedans. Ne rien raconter sous peine d’être piégée, que les choses soient dites, redites, répétées, rapportées, rectifiées, déformées, transformées : les gens réinventent la vie des gens qui réinventent la vie des gens. Je veux pas copiner, elle dit. Ce sont les livres mes amis. Elle parle de ses livres. Elle se souvient d’un livre qu’elle aimait, jeune fille, et de l’émotion. Je me souviens du même, lu au même âge trente-six ans plus tard, et de l’émotion. Elle dit qu’elle est restée celle qu’elle était quand elle a lu le livre, telle qu’elle était, toujours la même ; je suis restée la même aussi. Nous avons gardé l’âge que nous avions alors, c’est ce que nous nous disons à la fin, deux blés en herbe de quatorze ans, le même âge éternellement. Il n’y a que l’enveloppe qui nous emporte, l’effondrement cutané, tandis que nous plongeons au passé, que nous le ressassons, rabâchons, remâchons, avec des et si et des pourquoi – et si nous n’avions pas quitté la maison d’Ozoir, et si nous n‘étions pas rentrés d’Australie, elle dit. À la fin, elle envoie des cartes postales et des photos dans des enveloppes, elle dit je t’aime au téléphone, des je t’aime je vous aime, des je t’aime mon amour. Un jour, je prends le bateau, je sais que les fois sont comptées, qu’elle s’éloigne du quai, bateau sur l’eau la rivière la rivière bateau sur l’eau la rivière au bord de l’eau maman les petits bateaux qui vont sur l’eau ont-ils des jambes mais non mon gros-bêta s’ils en avaient ils marcheraient. Divaguer, pleurer dans la cabine face au miroir et se regarder vivre encore quand la mort frappe à la perte à la morte à la porte, approche la tempête : c’est le temps cul par-dessus tête, le temps de se jeter à l’eau, d’oser poser les mots à la surface des choses pour recréer un ordre contre le chaos – que ça ne tombe pas à l’eau – ou pour soigner les cicatrices.
Merci pour ce texte,grâce à lui je rencontre cette femme de caractère.
de caractère, on peut le dire ! merci Laurent pour votre lecture !