De passage…

celle qui a été sculptée et polie dans le granit, rose d’habit, noire d’humeur et d’humour, ciselant le verbe et léchant la formule, gardant ses distances avec le tendre, fondue dans le bloc rugueux dont elle est issue sans se laisser aller aux transports, sans prêter attention aux fissures amenées par le temps et l’absence, lézardes possibles pour parler de soi et ne plus rechigner au chagrin, celle qui sait, qui a fait des études et le fait savoir, qui cite, qui récite et a des références, qui subjugue l’assemblée de ses causeries omnipotentes et, d’un ton impérieux, impose le silence, celle qui prend la balle au bond et, dans une infinie soif de reconnaissance, attire la lumière, la concentre, brille, parle haut, parle fort, parle d’elle, a tant besoin de parler d’elle, celle pour qui la confiance est un yoyo facétieux enchaînant croche-pieds et pieds de nez, qui craint de ne pas faire le poids et qui mange pour peser plus lourd, celle qui s’est diluée jusqu’à l’invisibilité et dont on a tracé les traits à l’eau en négligeant les pigments, aquarelle larmée, elle a cessé d’exister et sa voix ne porte pas, celle qui a été la proie, celle qui fait tache, que dans les cérémonies on ne sait où placer, pilier de bars mal famés et amatrice de bière, elle descend des brunes pression et son rire gras sonne comme une offense, celle qui a vu sa maison être bombardée puis brûler, l’épouse du médecin, réfugiée dans la cave avec les deux filles, et qui s’en est extraite en se saisissant de la main tendue par un Allemand devenu moins boche que les autres, groβ malheur Madame, la guerre, celle qui est toujours restée célibataire, ses amours n’étaient-elles pas scandaleuses, et le peu qu’on connaît de sa vie sulfureux, celle qui s’est mariée sans amour pour devenir mère, a renoncé à quelque étude et n’a pas été très bonne autodidacte, qui a élevé ses enfants et ceux des autres, ceux des mères qui travaillaient à l’extérieur et qui déposaient leur progéniture tôt, alors que le ciel était encore enlacé dans les rumeurs de la nuit, celle dont il reste trois lettres postées d’Amérique où elle était partie tenter de faire fortune avec son homme, trois lettres haletantes et légendaires, exaltantes et passionnées, qu’est-il advenu de cette figure héroïque quand le courrier a cessé d’arriver, celle qui est morte de diphtérie alors qu’elle n’avait que huit ans et dont on ne saura pas où seraient allées ses préférences, serait-elle devenue icône ou pionnière, quelle voie aurait-elle ouverte, celle qui a été pensée mais pas conçue, regrettée mais pas pleurée

A propos de Elisabeth Saint-Michel

C'est ma quatrième ( cinquième?) participation aux ateliers proposés par François Bon. Je trouve cela particulièrement énergisant. J'anime moi-même des ateliers d'écriture à Villeneuve d'Ascq (Hauts de France) au sein de l'association Filigrane. Je suis aussi enseignante auprès de jeunes enfants porteurs de handicap. Côté écriture personnelle, j'ai publié deux romans et deux recueils de nouvelles dont le dernier, "disparaître ici" est sorti en mars 2021.

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