Tous les dimanches, il fallait aller se promener, quelle que soit la météo. Généralement, nous partions après le déjeuner et mes trente minutes de piano : trente minutes précises, effectuées dans la douleur, le réveil posé sur l’instrument, dans l’attente de la sonnerie, qui signait la fin d’une corvée et le début d’une autre. Je n’aimais pas les sorties du dimanche. J’aurais tellement préféré pouvoir rester dans ma chambre et jouer seule ou réorganiser le rangement de mon bureau. Ma mère sortait nos vêtements, les écharpes, les bonnets, les parapluies si besoin, en échangeant avec mon père sur le choix de la destination du jour. Je ne me rappelle pas avoir été associée aux décisions. De toute façon, la seule chose qui m’importait était de connaître l’heure du retour. Une fois la porte de l’appartement fermée et tout retour en arrière impossible, je me laissais conduire et je finissais peu à peu par oublier ma contrariété. J’étais une enfant docile et j’aimais que mes parents soient contents de moi.
Au cours de mon enfance, mon père a eu deux voitures : d’abord une Peugeot 504 que mon grand-père lui avait donnée, puis une Honda Civic Shuttle Break (j’adorais donner le nom complet du modèle lorsque, avec mes camarades, nous évoquions les voitures de nos parents). La 504 était équipée pour rouler au gaz. Une cuve occupait la moitié du coffre et nous allions la remplir à la station service le dimanche matin. Chaque plein nous rapportait des points, que nous avons échangés, selon les offres du groupe pétrolier Shell, par de la vaisselle Arcopal, des pin’s, des figurines en plastique et, plus tard, des bandes-dessinées. Je m’installais à genoux sur la banquette arrière, entre les deux enceintes, les coudes sur la lunette, et j’écoutais les cassettes que mon père glissait dans l’auto-radio en faisant des statistiques sur les couleurs ou les départements d’origine des voitures que nous croisions. Lorsque nous avons eu la Honda, le port de la ceinture à l’arrière était devenu obligatoire. Pendant longtemps, la voiture a senti le neuf. J’aimais cette odeur mais je regrettais aussi les feux rouges en carton diffusant du parfum d’ambiance que mon père accrochait avant au rétroviseur de la 504. La Honda avait un troit ouvrant. Je regardais le ciel et parfois, lorsque nous roulions sur des petites routes, j’avais le droit de me tenir debout, la tête au vent. Il fallait resister à la pression de l’air, qui creusait des sillons sur la peau de mon visage, comme le batteur électrique dans les blancs déjà montés en neige. Je sentais ma chair trembler. J’essayais de garder les yeux ouverts quelque temps, puis je les fermais. Je restais là jusqu’à ce que respirer devienne trop difficile.
Les premières centaines de mètres étaient contraintes par le plan de circulation de la ville et les sens uniques. La voiture remontait notre rue, nous tournions à gauche au bout, puis de nouveau à gauche jusqu’en bas de la rue du Gouvernement.
Lorsque nous continuions tout droit, c’est généralement que nous allions nous promener au Mont Roland. C’était le choix des courts après-midis d’hiver ou des journées pluvieuses. Nous traversions le quartier de Landon et montions la Côte des Sapins. Souvent, mon père nous racontait ses souvenirs d’enfance de courses de vélo dans cette grande descente. Il roulait tellement vite qu’il ne devait pas serrer trop fort le guidon, à cause des vibrations. Chaque fois ma mère lui demandait : « Mais tes parents, ils étaient au courant ? » Et mon père de rappeler qu’avec six enfants, ils n’avaient pas que ça à faire que de contrôler les allées et venues de chacun, et qu’à cette époque il y avait beaucoup moins de voitures que maintenant. Nous nous garions sur le paking devant le chalet-restaurant. Nous faisions le tour de l’église puis nous descendions dans un champ, souvent boueux, parsemé de buissons épineux et de quelques fleurs. Une fois, on avait décidé de venir là avec mon chat, auquel on avait mis un harnais et qu’on tenait en laisse. Il avançait, ventre à terre, la queue basse et gonflée de peur, les poils dans le vent. J’avais fini par le prendre dans mes bras. Il s’aggripait à mon manteau et tremblait. Je l’avais de nouveau posé par terre et là, il s’était précipité sous un buisson d’où il ne voulait plus sortir. J’avais tiré sur la laisse et il s’était dégagé du harnais. On ne pouvait plus le récupérer. Mon père avait dû retourner à la maison, chercher une boîte de croquettes pour l’appater et le dégager de sa cachette… Nous n’avons plus renouvelé l’expérience. Le chat avait été dispensé de promenades. Je l’enviais. Au loin, en contrebas du champ, on pouvait apercevoir quelques villages. Je marchais, les mains des mes poches, roulant un papier oublié, ou cassant quelques miettes de croûte de pain avec l’ongle de mon pouce. Je demandais à mes parents les noms des villages et je pensais à mes camarades qui y vivaient. Je regardais la fumée sortir des cheminées et je les imaginais chez eux, dans leur canapé ou sur le tapis en train de fabriquer des maisons en Lego. Il fallait ensuite remonter le champ. Les promenades à l’époque étaient toujours en aller-retour. Ce n’était pas encore la mode des guides de randonnées ou des circuits balisés par les offices du tourisme. Avant de remonter dans la voiture, nous regardions le panorama de l’autre côté de la colline : la cathédrale de Dole, et quand il faisait beau, le Mont Blanc.
En bas de la rue du Gouvernement, si nous tournions à gauche, alors les possibilités s’ouvraient. Souvent, nous prenions la rampe du Cours, nous traversions le canal et nous longions le Doubs. À droite s’offrait la vue des cartes postales de la ville : les maisons anciennes derrière les remparts et le clocher de la cathédrale. Les remparts avaient fait l’objet d’un grand nettoyage qui avait nécessité plusieurs mois de travail. À chaque passage, nous observions les avancées, les pierres blanches prenant peu à peu le pas sur l’entendue sombre du mur pollué par les gaz d’échappement et rongé par des champignons et des mousses. Nous n’étions pas toujours d’accord sur le résultat de la rénovation : bien sûr ça faisait plus propre, mais c’était un peu clinquant. Et il y avait du mythe de Sisyphe dans cette opération : le mur n’était pas encore entièrement nettoyé que déjà des traces réapparaissaient sur les parties qui avaient été passées au karcher les premières. Nous montions la rue de la Bedugue. En haut de la pente, deux options s’offraient à nous. Si nous tournions légérement sur la gauche, on empruntait la route de la forêt de Chaux, une des plus grandes de France. Pourtant, nous nous y promenions rarement. J’y acompagnais parfois mon père, qui allait courir au parcours de santé, mais ce n’était pas une sortie du dimanche. J’ai de rares souvenirs de séances peu fructueuses de cueillettes de trompettes de la mort ou de jonquilles. C’était pourtant le lieu de promenade privilégié des habitants de ma ville. Je crois que mes parents n’aimaient pas tellement les forêts : c’était sombre, il y avait des chasseurs, les arbres et les animaux ne les intéressaient guère. Ils n’aimaient pas se perdre, ni chercher leur chemin. Je crois qu’ils appréciaient davantage les reliefs et les paysages ouverts, plus lisibles. Je partage maintenant cette préférence avec eux.
La route de la forêt était aussi celle qui menait à la Loue, où nous allions nous baigner et, rarement, au mois d’août, faire des barbecues avec des amis. Il fallait abandonner le goudron et rouler dans les cailloux pendant une bonne dizaine de minutes. Je les entendais sauter, cogner le pare-choc et le châssis de la voiture qui soulevait un nuage de poussière derrière elle. Il fallait fermer les fenêtres (et le toit ouvrant). Ma mère se tenait à la poignée et moi je me laissais cahoter. Je fermais les yeux pour me laisser surprendre par les secousses. Parfois je sautais et ma tête cognait le plafond. Ou je tombais sur le côté. Nous nous garions le long d’un champ où des chevaux secouaient la tête pour chasser les mouches. Avant de descendre de la voiture, nous mettions les « chaussures de Loue », des sandales en plastique qui nous permettaient de marcher dans les cailloux sans avoir mal aux pieds ni glisser sur la mousse. À cet endroit, le courant de la rivière était suffisamment fort pour nous emporter sans qu’il soit besoin de nager. Nous descendions jusqu’à la plage suivante et nous remontions à pied, à travers champs, à la merci des taons que nous essayions de claquer sur nos bras, nous jambes, notre dos, toujours un peu trop tard. Je n’aimais pas l’odeur de la rivière. Le soir, le froid tombait vite. Nous faisions quelques ricochets, couverts de chair de poule, avant de nous rhabiller et de faire un feu, ou de rentrer à la maison.
C’était aussi la route de la Saline d’Arc-et-Senans. J’aimais quand nos promenades nous conduisaient vers des lieux bâtis, qu’ils soient habités où qu’ils l’aient été. Une ruine pouvait suffire à mon bonheur : je pouvais me raconter des histoires, inventer des vies, me projeter dans un quotidien différent. Je jouais avec l’espace comme avec mes poupées. Par ailleurs, il y avait souvent dans ces lieux un panneau à lire, des choses à apprendre, voire une boutique où acheter, ou tout au moins feuilleter, un guide ou un livre. La Saline me plaisait particulièrement. Conçue comme une cité ouvrière idéale, elle comblait à la fois mon imagination et mon goût naissant pour la critique sociale. Je me voyais, fille du directeur, installée derrière l’oculus du bureau de mon père, au centre des bâtiments, dessiner les plans d’une extension de la saline. Ou bien, je pensais à la vie communautaire, aux veillées partagées. Je me demandais si elles rendaient vraiment la vie des ouvriers moins rude. J’aimais aussi les fantaisies architecturales du lieu, les colonnes formées d’une alternance de cylindres et de parallélépipèdes, les voûtes en cul de four.
Si, en haut de la côte de la Bedugue, nous continuions tout droit, nous traversions Villette-les-Dole, Parcey, Le Deschaux, Tassenières. Je connaissais le nombre exact de kilomètres et de mètres qui séparaient chaque village. Je regardais en quittant Parcey le compteur du tableau de bord et, en fonction de la vitesse à laquelle nous roulions, je m’amusais à déterminer la minute exacte à laquelle nous allions passer le panneau de l’entrée du Deschaux. Parfois, quelques kilomètres après Tassenières, nous prenions une petite route à droite qui nous menait à Champrougier, le village où mes grands-parents paternels avaient une maison de vacances. Après avoir tourné, mon père arrêtait la voiture sur le côté. Il reculait son siège, remontait le volant. Je descendais et je m’installais sur ses genoux et c’est moi qui conduisait, c’est-à-dire que je tenais le volant pendant qu’il continuait à s’occuper des pédales. Plus grande, c’est là que j’ai appris à conduire. C’était une petite route, au milieu d’un bois. Quelques chemins en partaient, sur la droite, où l’été, ma cousine et moi allions ramasser des limaces que nous gardions dans une bassine, les nourissant de salade, et plus tard, fumer les cigarettes de ma grand-mère, des Philip Morris One. Lorsque nous sortions du bois, nous passions devant la maison de Madame Girard. Elle était toujours là, en robe tablier à myosotis. Ma mère baissait la fenêtre et mes parents échangeaient quelques mots avec elle. Elle roulait les R et traouvait toujours que j’avais grandi. Il fallait faire attention aux poules. Puis nous arrivions chez mes grands-parents par l’allée de cailloux blancs. Souvent, quelqu’un était en train d’installer la table sur terrasse et les chaises lourdes en métal. La joue de ma grand-mère était toujours froide, presque humide. Elle sentait le lait de toilette et ses pommettes étaient lourdement fardées de terre de soleil. Mon grand-père sortait de son garage où il avait installé son établi ou arrivait de l’arrière de la maison, torse nu, couvert d’herbe fraîchement tondue.
C’est cette même route qu’on prenait les jours nuageux pour aller chercher le soleil sur le premier plateau, ou à l’automne pour aller nous promener dans les vignes de Château-Chalon.
Plus rarement, en quittant la maison, nous empruntions la route de Besançon, qui nous menait à Moulin Rouge, chez des amis de mes parents qui vivaient dans la partie d’habitation d’une ancienne usine de tuiles, je crois. Parfois, nous garions la voiture à Audelange et nous allions chez eux à pied, longeant les Doubs et des maisons basses accrochées à la roche, souvent baptisées : « Mon repos », « Sam’suffit »… Des pêcheurs étaient assis au bord de la rivière. J’aimais beaucoup aller à Moulin Rouge. Là-bas, il y avait beaucoup d’adultes qui n’avaient pas d’enfants et j’étais accueillie comme une reine : parties de ping-pong, préparation de crêpes… J’étais libre d’aller où je voulais, d’écouter des CD, de chercher des numéros de téléphone sur le minitel ou de taper des histoires sur l’ordinateur Apple. On me les imprimait, on pliait les feuilles, je dessinais une couverture et j’avais l’impression d’avoir écrit un livre. Les appartements communiquaient par des couloirs biscornus. Je découvrais de nouvelles pièces à chaque visite.
Si la sortie du dimanche était un rituel incontournable, mes parents n’étaient pas pour autant des gens d’habitude. Contrairement à mes amis qui retournaient chaque été en vacances au même endroit, retrouvant des amis, des cousins, des cachettes, des rythmes, nous changions toujours de destination. Il en était de même pour les dimanches. Ainsi, j’ai des souvenirs de promenades dans des dizaines de lieux différents. J’aurais pu parler de la grotte de l’Ermitage, des cascades du Hérisson, de Baume-les-Messieurs, de Pesmes, de l’abbaye d’Acey, des déjeuners à Sellières chez ma marraine…
Le soir, lorsque nous rentrions, mon père s’arrêtait au rez-de-chaussée, dans son atelier, où il jouait de la contrebasse, et moi au premier étage, chez ma grand-mère, avec qui je faisais une partie de cartes ou discutais, pendant que ma mère préparait le dîner. Lorsque j’entendais mon père dans les escaliers, je remontais chez mes parents et nous regardions 7/7 puis le Bébête Show, avant de manger la soupe du dimanche. Nous parlions rarement de la promenade que nous avions faite.
je ne dirai pas que, comme vous, vais lire toutes vos contributions, je sis trop lente, trop noyée
mais si contente d’être venue ici, d’avoir dégusté le charme de chacun de ces petits voyages qui font écho à ceux qu’avons connus, plus ou moins (quoique la voiture chez nous est arrivée tard, ce furent des voitures empruntées) mais qui sont dit si bien et si vôtres, avec vos mots