Je les apprécie tous deux pour 1/ leur très grande fluidité, le débit d’encre homogène, 2/ la finesse du trait, 3/ leur glisse, 4/ la légère différence que chaque stylo induit dans la formation des lettres sur le papier : le stylo-plume est plus incisif, le roller-ball plus rond. L’encre noire a ma préférence depuis très longtemps. Elle fait forte impression à mes yeux, à la manière d’une photographie en noir et blanc qui fait apparition et surgit de rien à la manière, tranchée, d’un fantôme . J’écris en noir, je dessine en noir.( J’ai réalisé une série d’encres de Chine, alla prima, c’est-à-dire sans crayonné préalable, à main levée, pour courir le risque du ratage : aucune reprise ou correction n’est possible. Ainsi de « La Chaise », « Toxic », etc.) L’encre noire ne s’efface pas et me plaît pour son caractère définitf.
Fétichisme avoué des stylos. Je suis comblé à la lecture de Tokyo infra-ordinaire de Jacques Roubaud, où sa dilection pour les stylos japonais Signo et leur palette polychrome fonde le dispositif de son livre : l’exploration systématique des trente stations de gare de la Yamanote Line (ligne ferroviaire qui fait le tour de Tokyo), déployée réticulairement en incises, renvois, bifurcations, décrochages, signalés chacun par une couleur de référence. Outre que Jacques Roubaud poursuit son grand-oeuvre du « grand incendie de londres », il nous rend sensible à la sophistication du goût japonais dans l’art de l’écriture. Je pense à la calligraphie, mais aussi, plus modestement, aux nombreuses papèteries offrant une marchandise si profuse qu’elle comble et anticipe tous vos désirs, en faisant même naître de nouveaux. Sans parler des supports (papiers, cahiers, blocs-notes…) déclinés en formats divers (dont le 148×210 , qui a toute ma faveur, ou le pratique 105×148). L’une des particularités de cette marchandise est son rapport à l’espace : rare et onéreux, l’espace commande une opération systématique de réduction (ainsi des petits appartements japonais, dotés d’une cuisinette, d’une salle de bain standardisée thermo-formée et livrée prête à l’emploi ; de la rentabilisation systématique du moindre espace urbain en parking, etc.) Les petits objets sont pratiques, prennent peu de place, et sont parfois kawai, mignons ; résolvant l’équation du plus petit objet possible, qui reste utilitaire sans devenir gadget. Du reste, les gadgets abondent aussi. En poste au lycée français de Tokyo, dans le quartier d’Iidabashi, je vagabondais à mes rares heures perdues dans les papèteries, découvrant à chaque visite de nouvelles formes de stylos, de nouvelles encres, une variation inépuisable de formats, grains, couleurs, lignages, aspects de papiers : le catalogue complet de toute l’inventivité humaine en la matière. Jacques Roubaud, dans son Tokyo infra-ordinaire,met fin au vertige consumériste du stylo : la profusion initiale, le flottement mercantile qui fait hésiter devant tel ou tel article, se résout pour moi dans la lecture de ce livre. La marchandise a disparu au profit de l’outil à la main de l’auteur ; les potentialités de la gamme chromatique d’un étui de stylos Signo cessent d’être seulement un plaisir visuel pour devenir signalétique. Chaque couleur devient signifiante, chacune acquiert sa propre valeur d’usage, extraite enfin de la Marchandise. Et je rêve à l’étui de stylos Signo qui a permis l’écriture de Tokyo infra-ordinaire.