Comme je le disais, sur le buffet, il y a une photo. Deux petites filles en noir en blanc. Blanches les robes, les chaussettes et les fleurs dans les cheveux. Noirs, dans le contre-jour, les jambes, les bras, les visages. Elles ont le même sourire, radieux et ébloui. Elles sont au carnaval de Polignac, sur un char car cette année, elles ont été élues reines des Bernardines. À gauche, c’est Rose. Elle a toujours gardé cette photo avec elle pour se rappeler que son enfance n’a pas été qu’un naufrage. C’est la seule qu’elle ait conservée, comme la planche d’un bateau arrachée par la tempête, providentielle, à laquelle on se raccroche. On peut alors dériver et croire que tout n’est pas encore fini. Elle aime la regarder, la tenir, la sentir même. Ceux qui la trouveront quand elle ne sera plus là pourront lui inventer une histoire toute différente de celle qu’elle a vécue. Elle essaie parfois de l’imaginer cette histoire, mais elle reste suspendue au fil de tous les possibles, préférant le vertige du plongeoir au frisson du plongeon.
Le jour du carnaval, elle avait passé la matinée avec une ancienne reine qui avait maintenant 19 ou 20 ans. C’est elle qui l’avait habillée, qui avait réajusté sa robe, lui avait fait ses tresses après avoir doucement, très doucement brossé ses cheveux en répétant « Qu’ils sont doux ! ». Elle avait maquillé ses paupières, ses cils, ses joues, ses lèvres. Elles étaient dans la salle d’étude. Elles avaient déplacé un bureau près d’une fenêtre et posé un miroir dessus. Rose regardait les mains de l’ancienne reine, ses bras, son décolleté surtout. Elle l’écoutait lui raconter ses sorties au cinéma avec son fiancé, son travail de vendeuse dans une mercerie. Puis ce fut à son tour de parler. Elle inventait des réponses aux questions sur ses projets d’avenir, sa couleur préférée, les sports qu’elle aimait. Elles avaient ri ensemble de certaines sœurs de l’orphelinat en baissant la voix. Et peu à peu, Rose se transformait dans le miroir, et la salle de classe, baignée dans le soleil, les odeurs de poudre couvrant peu à peu celles d’encre et de craie, devenait une loge de théâtre. Envolés le claquement des coups de règle et le froissement des robes de la sœur qui tournait dans la classe pour vérifier les cahiers. Rose se sentait légère. Elle se laissait glisser dans un monde qu’elle savait fictif et éphémère mais qui n’en était pas moins sensible, comme Alice qui tombe dans le puits. Elles étaient sorties dans la cour où les autres filles finissaient de décorer le char de fleurs fraîches et de fleurs en papier. On l’avait aidée à monter, l’ancienne reine la tenait pas le bras et une amie soulevait le bas de sa robe. Sa camarade, celle qu’on voit à côté d’elle sur la photo, l’avait rejointe. Elles ne se parlaient pas, il n’y avait qu’à être là.
Comme je le disais, sur la photographie posée sur le buffet, il y a une autre petite fille, à côté de Rose, qui lui ressemble. Elles se ressemblent parce qu’elles traversent le même rêve et goûtent ensemble au plaisir de ne pas se réveiller encore. Elles se ressemblent aussi parce qu’elles dorment dans le même dortoir, mangent la même soupe, se font crier dessus par les mêmes voix, souffrent des mêmes manques, du même ennui. L’autre petite fille s’appelle Marguerite. Elle a 10 ans, mais elle ne s’appelle Marguerite que depuis quelques mois. Avant, c’était Malgorzata. Elle est née en Pologne. Arrivée en France avec son père et sa grand-mère un an avant le carnaval, elle n’a jamais bien su pourquoi ils avaient quitté leur pays. Un soir, son père et son oncle étaient rentrés ensemble à la maison. Il était tard. Elle et sa grand-mère avait attendu longtemps. Elles avaient commencé à manger, lentement. Puis, malgré leurs efforts pour prolonger chaque bouchée, elles avaient fini leur dîner. Elles avaient fait les gestes de chaque jour : les assiettes qu’on empile, la bassine qu’on remplit d’eau, qu’on pose sur le poêle, les couverts lavés un par un, essuyés un peu plus lentement que d’habitude, comme si ralentir les gestes allait arrêter le temps et permettre au père d’arriver. On avait laissé son assiette sur la table et son verre rempli de lait. Les deux femmes ne parlaient pas. La grand-mère ne voulait pas inquiéter la petite-fille, la petite-fille ne voulait pas faire mentir sa grand-mère. Il avait fallu aller se coucher. Malgorzata ne s’était pas endormie. Dans le noir, elle entendait les aiguilles de sa grand-mère. Puis, tout était allé très vite. Son père était rentré. Il était avec l’oncle Zbysz. Ils parlaient vite et avec agitation. Ils ne s’asseyaient pas. La petite fille entendait leurs pas désordonnés. Elle ne comprenait pas ce qu’ils disaient. Ils parlaient trop bas. Il était question d’un homme… et oui, c’était sûr… dans un hangar… russe… La grand-mère pleurait en ouvrant des placards. L’oncle était parti. Sur le seuil de la porte, il avait dit à sa mère de ne pas s’inquiéter, qu’ils se retrouveraient. Que tout s’oublierait. Ils reviendraient, tous, ici. Le père et la grand-mère avaient continué à ouvrir et fermé des tiroirs, des portes. Malgorzata s’était endormie et le lendemain, elle montait dans un train avec son père et sa grand-mère sans savoir pourquoi, ni vers où.
Comme je le disais, l’oncle avait promis à la grand-mère qu’ils se retrouveraient tous ici, à Drohobycz, un jour. Mais il savait qu’il ne tiendrait pas cette prommesse. Alors que son frère partait en train avec sa fille et sa mère en direction de l’Allemagne, il avait fui, seul, avec la peur au ventre et le soleil en tête. Il avançait, tantôt vers le sud, tantôt vers l’ouest, à pied, en train, à l’arrière d’une charrette. Travaillait quelques semaines, dans un champ ou une usine, le temps d’économiser l’argent nécessaire au voyage. Il se jetait dans l’ouvrage avec rage, s’ennivrait de sueur, se sentait vivre à la douleur dans ses muscles, à la crasse sous ses ongles. Il étouffait ses remords à coups de pioches. Il ne comprenait pas pourquoi ils en étaient arrivés là, à tuer un homme, son frère et lui. Ni l’un ni l’autre ne l’avaient voulu. Ils n’étaient pas des meurtriers. C’était allé très vite, un aiguillage imprévu du destin. Il se demandait souvent si ça avait vraiment eu lieu. Chaque nuit, le corps de l’homme réapparaissait et chaque jour, il s’appliquait à chasser cette image. Au début, il avait écumé les journaux en quête d’un article sur l’affaire. Il était à l’affût des discussions dans les cafés. Peut-être s’étaient-ils trompés. L’homme n’était pas mort, seulement blessé. Il priait pour que l’homme ne soit pas mort. Il pleurait parfois et continuait à avancer, vers le sud, vers l’ouest, vers le sud, vers l’ouest. Et cet appel du soleil était aussi fort que la culpalbilité. Il n’osait pas encore le penser, mais c’était comme si ce meurtre avait eu pour seule raison d’être son exil. Jamais auparavant il n’avait imaginé sa vie ailleurs qu’en Pologne, auprès de sa mère et de son frère. Pourtant, au moment où il avait senti l’absence de vie sous ses doigts, dans le cou de cet homme qu’il ne connaissait pas et qu’il avait pourtant tué, un vertige l’avait pris, dans son ventre, dans ses joues, jusque dans son coeur. Il avait perçu l’appel vers un ailleurs, où son identité profonde l’attendait déjà. Il avait brutalement pris conscience qu’il avait vécu jusqu’alors l’existence d’un autre, d’un Zbyszek qu’il n’était pas.
Il avait voyagé plusieurs années et s’était installé au Maroc, à Agadir. Il avait réussi à obtenir des papiers, avec une nouvelle identité. Il était devenu docker.
Comme je le disais, Zbyszek avait posé ses valises à Agadir. C’est là qu’il avait senti qu’il devait être. Ou peut-être était-il fatigué. La lumière du ciel sembait à la mesure de son corps, comme le biscuit se détache de l’emporte-pièce. Il avait appris le français et l’arabe, avait pris des habitudes. Le dimanche, il retrouvait des voisins et des collègues sur un rocher, au bord de la mer. Ils regardaient le soleil tourner et jouer avec les vagues, debout, les mains sur les hanches. Quand il faisait trop chaud, il plongeait et nageait sous l’eau le plus longtemps possible, les yeux ouverts, malgré le sel qui piquait. Il était tombé amoureux et avait eu un enfant, un fils, qui s’appelait Christian. Le jour de ses 16 ans, ils étaient allés en famille au restaurant. Il était né un 29 février et cette année-là, ce jour n’était pas escamoté dans le calendrier. Il faisait doux et la mer était déchaînée. Vers midi, un bruit sourd avait secoué la ville. Certains habitants s’en étaient inquiétés. Pour Christian et ses parents, c’était le ciel et la terre qui célébraient avec eux son anniversaire. Quand ils avaient quitté leur appartement pour aller dîner, c’était dans les rues l’effervescence des soirées de ramadan. Ils s’étaient dirigés vers le port et avait mangé sur la terrasse d’un bon établissement, où les couverts sont lourds et les serviettes épaisses. Au moment du dessert, Zbyszek avait sorti une boîte de dessous la table : le cadeau d’anniversaire. Christian avait ouvert le paquet en prenant tout son temps, pour imaginer encore et encore ce qu’il pouvait cacher. Sa mère le pressait, le sorbet allait fondre. Ses parents lui avaient offert un appareil photo. Il en avait rêvé. Il savait déjà bien s’en servir car il utilisait parfois celui du père d’un camarade d’école, un journaliste qui le laissait l’accompagner les samedis dans ses reportages. Il l’appelait « mon assistant » et Christian adorait ça. Il avait immédiatement armé la pellicule et pris une première image : son père et sa mère posant devant leur sorbet à l’orange, qui pouvait bien fondre maintenant qu’il était immortalisé sur le film. Après le repas, il avait obtenu la permission d’aller faire quelques photographies en ville, dans leur quartier. Ses parents étaient rentrés se coucher. Il s’était promené le long du port, puis avait emprunté quelques rues au hasard. Soudain, il sentit le sol se soulever sous ses pieds, comme si sous le goudron une bête énorme rampait et s’étirait, cherchant à se dégager de sa carapace. Immédiatement après, une détonation formidable éclata, le ciel se déchira en éclairs bleus et orange, les bâtiments autour de lui s’effondrèrent. Il fut projeté au sol. Il ne pensait qu’à protéger son appareil, le serrant contre son ventre, pelotonné comme un enfant, les genoux et le visage ramassés sur la poitrine. Il sentait pleuvoir sur lui une pousière épaisse et des éclats de pierre. Les lumières de la ville s’étaient éteintes. Il resta plusieurs minutes ainsi, les yeux fermés, suffoquant, sans savoir s’il était véritablement vivant. Puis les premiers cris, les premiers pleurs, fissurèrent le silence. Il déplia son corps — il n’était pas blessé, et vérifia que son appareil était en bon état. Il s’approcha d’un immeuble effondré à la lumière de la lune et commença à déblayer les gravats pour aider des habitants prisonniers à se dégager. D’autres rescapés accouraient. Tous s’affairaient pour sauver des vies. Christian ne put s’empêcher de photographier le désastre. Un enfant couvert de sang fut extrait des décombres. Il le prit dans ses bras et courut jusqu’à l’hôpital, qui n’était qu’à quelques centaines de mètres de là. Des médecins et des infirmières couraient pour sortir les malades du bâtiment qui continuait de s’écrouler. Il n’y avait nulle part où allonger l’enfant, ni personne pour s’en occuper. Christian s’accrochait à lui, lui criait de ne pas mourir, lui promettait qu’il allait vivre. Au même moment, il vit son père et sa mère qui arrivaient vers lui, en habits de nuit, fantômes hallucinés. Christian tendit l’enfant à sa mère qui ouvrit ses bras pour l’accueillir. La petite fille ouvrit les yeux sur l’objectif de l’appareil photo.