Il va bientôt être 7 heures du soir, accroupie sur ses talons dans sa nuisette noire, jambes nues, elle se dépêche d’envoyer son article de 4800 signes qu’elle doit poster avant le 21 novembre minuit. L’ordi sur la table basse est la seule source de lumière de la pièce qu’on devine encombrée de piles de livres, de journaux à même le sol. Le halo blanc découpe sa silhouette de brindille et son visage d’autant plus nu qu’elle vient de se raser la tête. On rentre dans la phase descendante de la lune et la fin de la guerre n’est pas pour demain. Un chat en position de sphinx à l’angle de la table regarde la fenêtre. Elle se lève brusquement, déjà 7 heures, juste le temps de préparer son dîner qu’elle prendra après le spectacle. Le chat passe entre ses jambes pour venir se frotter contre le mur. Elle allume l’ampoule au dessus de l’évier, saisi le pilon à côté du filtre à café, des tasses, des boites d’œufs empilées, et broie vite les graines de courge et de chia qu’elle ajoute à son curry de potimarron. Elle ouvre une boite de ronron et écrase le mou puis disparaît dans le fond de la pièce pour s’habiller rapidement, superposition de collants, robe en crochet noir, long manteau de cuir, châles qu’elle entortille autour de son cou de moineau, enfile ses bottines et la voilà partie. La porte s’ouvre à nouveau, elle resurgit, pour vérifier si elle a bien coupé le gaz et claque la porte.
Le deuxième est occupée par une famille dont la taille augmente ou rétrécie, en ce moment ils sont quatre, le fils aîné barbu cherche du travail, il attend une réponse. Il vient de dérouler son tapis, 7 heure, il n’a pas encore fait sa séance. Du pied il écarte le panier à linge, le panier à chaussettes, et la table à repasser pour se dégager un espace. Il commence par soulever ses haltères et enchaîne sur le dos en levant une fois le genoux droit coude gauche puis genoux gauche coude droit. Il souffle. Un chat commence à venir gratter son tapis, miaule, après un tour, s’installe à côté de lui. La mère s’arrête devant eux avec une pile de t-shirt et de pantalons qu’elle pose à côté de lui. Il rangera plus tard pour le moment il fait son sport. L’autre frère, le plus jeune avec une petite moustache patiemment mis en forme, arrive trempé, avec l’antivol autour du cou et file prendre sa douche. Le sportif râle car il lui a pris sa doudoune , maintenant elle est trempée. Quand l’autre ressort de la salle de bain avec sa serviette autour de la taille pour chercher un slip et des chaussettes dans le panier, ils commencent à se chercher puis se poursuivent autour de la table. On entend des bruit de chaises. Le père qui faisait de la guitare devant son bureau, dans un coin de la pièce, ne peut pas s’empêcher de s’ajouter à la bagarre. Ils sont tous les trois à terre, emmêlés, on entend des cris, des suppliques, la mère dans la cuisine vient de saisir la cocotte minute du feu pour la mettre dans l’évier et en faire sortir la vapeur, elle sort le mixeur. Le bruit du moteur couvre leurs cris et halètements. Elle se dépêche, elle a juste le temps d’avaler un bol de soupe et filer au théâtre.
Le chien poupette de la taille d’un manchon aboie et gratte la porte en gémissant, c’est l’heure de la sortie, il mordille les jambes de son maître, qui répond au téléphone, la tête penchée pour tenir l’appareil, tout en enfilant un pull en ouvrant la porte. Si l’on rentre plus avant, une adolescente tout en jambe, assise en tailleur sur le canapé, pianote sur une tablette. L’écran renvoie un visage bleue aux allures de manga avec deux couettes qui séparent sa chevelure noire. On ne connaîtra pas sa musique, ses écouteurs blancs de la taille d’une boucle d’oreille l’isole du monde et de sa mère qui dans l’embrasure de la porte de la cuisine, lui dit d’aller faire son piano. Le piano droit blanc laqué restera fermé, il ne s’ouvrira que pour la leçon de musique, demain. Sur ses hauts talons, la mère retourne dans la cuisine en soupirant, elle jette des feuilles de wakamé dans un bol d’eau et regarde les algues reprendre vie, s’épanouir en corolle et à côté ses longs doigts aux ongles peints d’un vernis rouge Carmen, ses mains feuilles dont elle peut voir les nervures, pour le moment elle n’y voit aucun relâchement de la peau. Saisi d’une quinte de toux, elle reprend les gestes de la soupe de miso, coupe le tofu soyeux en petits cubes, commence à cisailler les oignons. Elle pleure, s’essuie avec son coude, ouvre le robinet.
C’est un local commercial transformé en studio par un marchand de sommeil. La vitrine donne directement sur la rue et une fenêtre sur cour au bout du couloir, à côté des poubelles. La pièce est encombrée comme un jour de déménagement ; comment faire rentrer une vie d’avant dans une vie d’après. En tout cas, elle est contente de reprendre librement le cours de son existence sans les casseroles. Elle s’est installée à la lisière de l’immeuble, crânement. Ce qui pour d’autres serait un enfer, semble pour elle une respiration. Soucieuse de sa mise, elle porte aujourd’hui un manteau trois quart serré par un ceinturon, des bottes cavalières qui lui donne une allure de walkyrie, à moins que ça ne soit sa queue de cheval blonde. Elle rentre du travail, ouvre le frigo, sort une bière qu’elle verse dans un verre de bistrot, saisit son paquet de clopes sur l’évier, son téléphone, va passer ses appels dans la rue qui agrandit sa maison. Il vient d’être le quart, croise la voisine du troisième qui part travailler, le voisin du dessus qui ramasse son courrier dans l’allée, salue le Monsieur du tabac en face.
Le patron est sur le seuil de la porte, une baraque plutôt bonhomme avec des joues roses et un sourire complice. On ne va pas trop le chercher car il semble plutôt sanguin. Monsieur Loyal accueille les clients du soir qui ont réservé pour une soirée d’entreprise. Les clients parlent encore dans la rue en buvant leur verre de beaujolais et en mangeant des grattons, tandis qu’une partie s’est déjà installée sur les fauteuils pliants dorés en velours rouge. À l’intérieur du castelet, les marionnettistes sont en train de faire la mise. La femme flottant dans un pantalon rapiécé, porte des chaussures de scaphandrier exhaussées par des gros morceaux de polystyrène pour être à hauteur de la bande. Elle installe les marionnettes sur le râtelier derrière le rideau, Guignol, Gnafron, Madelon, La mère Cottivet, l’intendant; Sous la bande , elle met les accessoires de la pièces du soir, un matelas, une couverture, le pot, le bâton, un papillon, une souris. Elle ouvre le livret allume la lumière de poche qui éclaire la partition pendant la représentation, ses gestes sont précis. L’homme descend derrière les rideaux peints qui serviront de décors aux différents actes. Ce sont de grands panneaux en toile peinte qu’on lève comme une voile ; un appartement bourgeois ; la maison de guignol ; un bois l’hiver. Il remonte les quelques marches derrière les rideaux qui font office de coulisse, retire son t-shirt, s’asperge d’un déodorant, vérifie en sentant son aisselle que tout est sous contrôle, renfile un nouveau t-shirt, sort son auto-moto, et entoure au bic les voitures qu’il aura un jour. On toque, c’est Loyal qui rentre par la petite porte pour leur donner la liste des prénoms des spectateurs avec lesquels ils auront à improviser. dans 5 minutes.
Il est 8h et le père en ouvrant le cartable de l’enfant, s’aperçoit qu’il n’a pas fini les devoirs du vendredi, illustrer la poésie de Maurice Carême. L’enfant ne veut pas dessiner sur la page réservée au dessin, il ne sait pas quoi dessiner, le père sort le cahier sur la grande table, lui dessine vite un arbre, mais c’est à lui de colorier. Il se dit qu’il aimerait bien juste entendre des poèmes, se dégager des contraintes financières, de la folie de décembre où il va falloir qu’il fasse son chiffre d’affaire pour l’année. Le poème est écrit avec application sur la page avec les lignes. L’écriture est généreuse, gonflée, les mots sont des ballons qui pourraient s’envoler dans la pièce, les majuscules surtout ont sollicité beaucoup d’attention, elles ressemblent à des balcons en fer forgé avec des arabesques très sinueuses. L’enfant n’a pas trop l’intention de colorier, il préfère saisir une canne de billard sur une table pliée qui peut servir de billard ou de cible de fléchettes. Il démonte la canne en la dévissant et se sert d’un des embouts pour faire une épée de tortue Ninja. On entend la mère dans sa cuisine, elle apparaît de temps en temps. Elle a travaillé sa partition tout l’après midi mais n’est pas satisfaite, tout ce qu’il faut comme travail pour sortir un son convenable. La salle est presque vide. Juste un piano contre le mur, un canapé derrière lequel il vient de fabriquer une bibliothèque pour occuper le renfoncement qui a dû correspondre à une fenêtre ou une porte bouchée . Il en est fier. Il l’a construite volontairement asymétrique pour jouer avec les différents niveaux. Les murs sont nus, juste la reproduction d’une estampe japonaise, un chat qui regarde à la fenêtre.
Sur le rebord de la fenêtre Lola regarde les arrivants. Si elle est sortie, c’est que sa maîtresse est rentrée de voyage. On entend une voix chantante et sensuelle passer des coups de fil à Brasil. Enfin, il est 9h, c’est encore un peu tôt pour passer les appels, ça doit être local. La jeune femme aux grandes créoles, les passera plus tard. Sur son canapé dans un leggings léopard et peignoir , les genoux relevées, elle profite de ce dernier soir de la semaine chez elle. A chaque mouvement qu’elle fait, en entend la musique de ses dread-locks qui l’accompagne. Elle se dirige dans sa chambre, attrape un casque sur la table de mixage et s’installe pour remixer les derniers morceaux pour ce week-end où elle partira en suisse. Toutes une collections de vinyles à ses pieds essentiellement de la musique afro cubaine et de la bossa. Sur le mur, un poster tout en longueur d’une odalisque afro.