#1 Cette nuit d’avant le voyage fait d’un « moi » un « elle »
La nuit d’avant ce voyage, les yeux grands ouverts dans le sombre de la chambre où le jour réclame déjà sa part sur la nuit. La date ? Impossible de me rappeler, c’est au mois de mars, cette nuit sonne comme un appel venant d’un autre continent, elle parle d’espoir et de reconstruction, elle est cette voix sans mots qui grésille dans tout mon corps comme dans un vieux poste de TSF. Rien à envier à celle du célèbre général !
Elle forme en moi, à bientôt m’y rendre, le lieu appel, passage, qui creuse et propose ses formes futures. Sans m’en rendre compte, les aurevoirs ont déjà commencé et je marche derrière mes paupières de cette marche qui fait de chaque pas un abandon. C’est l’ici que je laisse tomber de mes poches, c’est avec ce là-bas que je ne connais pas que je remplie mes poches vides.
C’est ce lieu réel qui, à m’attendre ainsi, me recouvre et me fait toute entière attente.
C’est aussi, à peine perceptible, ce lieu où mes ancêtres se sont risqués, où je pose mon pied, cette route du voyage, de l’ailleurs qui vibre comme un pont de corde au-dessus d’une rivière qu’ils viendraient de franchir.
Cette nuit d’avant le voyage fait de moi un lieu triple, d’appel, d’attente et de lien et chacun d’entre eux me recouvre dans ce demi-sommeil où je tombe sans tomber, où je n’existe plus que sur mes contours, là où ils commencent et s’arrêtent, eux, l’appel, l’attente et le lien qui me recouvrent et me font oublier de quoi je suis faite. De cette juxtaposition exacte avec mon être, sur leurs bords, ils vibrent, un alignement se produit, une victoire s’annonce, je deviens la pièce du puzzle qui vient de trouver sa place.
Et même si c’était pour un désastre, la nuit d’avant ce voyage, je suis totalement moi, je ne suis personne, je suis appel, attente et lien, je suis la fille de cet arbre d’ancêtres, celle qui devra ramener quelque chose à laisser derrière elle, pour que ça continue. Je suis celle qui devient, celle qui entend l’appel qui appelle à sauver ce qui risque de tomber, à rester là dans l’ici. Ça se dévoile à elle comme une porte dérobée. Ce passage, on y tombe plus qu’on ne le trouve après l’avoir cherché. C’est le cadeau de celui qui est tombé. A terre, il y a de quoi faire des horizons, dans les murs des passages, tout ça vous module et ça pulse en vous d’une autre vie. Privées de paroles les oreilles s’ouvrent en grands pavillons qui cherchent la lumière, éclatent les murs de la prison et tout ça parfois fabrique l’appel du voyage, de l’autre langue, de l’écriture. Et ça chante déjà dans son oreille, les mots de l’autre langue qu’elle roule dans sa bouche, dans le noir de sa chambre, les yeux semi-ouverts, comme des bonbons dont l’arôme insolite glisserait le long de sa gorge et réveillerait des endroits endormis depuis des siècles.
Au mois de décembre, la décision est tombée, retourner à Zinder où elle n’a pas mis les pieds depuis … 49 ans. Il a suffi d’un clic ou presque, un message envoyé comme une bouteille à la mer sur le site du Centre Culturel Franco Nigérien de Zinder et tout s’est enchainé, un contact perdu retrouvé et la route s’est ouverte jusqu’à cette nuit d’avant ce voyage où les souvenirs sont venus la chercher de part et d’autre de la frontière du réel, en signe de bienvenue. Là-bas, ils savent bien avant vous quand vous allez leur rendre visite et parfois même c’est eux qui vous appellent.
Elle regarde sur la toile tendue en guise d’écran, un vieux western en noir et blanc qui ébruite ses coups de pistolets et ses galops de chevaux dans la nuit criblée d’étoiles et de grillons qui les enveloppe, là, dans la cour où ils sont assis, sur les chaises en fer de l’école, noirs et blancs, vieux et jeunes. Elle a 5 ans, c’est une des dernières soirées du mois d’avril 1974 avant le coup d’état contre le président Hamani Diori qui les chassa de Zinder.
Ses parents sont partis dans le désert de Tin-toumma. Devant leurs paupières fermées le jour s’est levé sur la cour de l’école, chambre dressée dehors pour elles, sa sœur, elle et deux sœurs missionnaires, avec pour seul drap la fraicheur de la nuit, et pour garde une colonie de pique-bœufs à bec rouges et jaunes tous alignés sur le toit de l’école. Un furieux coup de cloche vient de les disperser dans le ciel où elles ouvrent les yeux. Ils ont laissé leurs cris dans ses oreilles. Là-bas, on bouge les lits comme on bouge les chaises, et la cour leur dévoile toutes ses facettes au gré du défilement de l’aiguille sur le cadran, de la course du soleil.
Là-bas, les corps sont solides, les objets légers et les lieux aux mille visages. Dedans et dehors s’échangent jusqu’à ne plus savoir qui est l’un de l’autre. Parce qu’ il y a juste deux lieux qui discutent et jouent à s’échanger leurs habits ? Elle, elle a attrapé ça, là-bas, est ce à dormir dans la cour qu’on a dressée pour elle en chambre d’enfant pour les huit jours de désert où ses parents sont partis ? Les fées ou quelques marabouts trouvent toujours ces ouvertures dans le temps où les enfants sont seuls pour réaliser leurs désirs. Depuis lors les oiseaux veillent sur elle dans son sommeil et son regard glisse sans à-coup de la tapisserie du salon au bitume de la rue, de son frère de sang à celui de son quartier, du familier de sa langue à l’étranger de la tienne.
La nuit d’avant ce voyage, elle finit par s’endormir dans la cour de l’école où quelque part dans le lointain de la nuit les pique-bœufs à bec rouges et jaunes veillent sur elle avant qu’elle ne leur revienne.
# 2 Arrivée dans la ville / Derrière Kaboul, ses mille visages, j’oublie le mien
Le tiret vertical clignote sur la page blanche, il m’appelle avec des mots sans mots comme on tirerait quelqu’un par la manche pour l’amener où ? C’est ce « où » qui clignote sur la blancheur de la page de mon écran.
Où étais-je, quel monde s’est ouvert sous mes pieds quand nous avons amorcé l’atterrissage sur l’aéroport international de Kaboul ?
Depuis le hublot, juste derrière ta tête que j’imaginais, toi qui rentrais au pays, je venais prendre ma place depuis le ciel, dans cette vallée bordée de montagnes si hautes qu’on la dirait gardée par des dieux.
Il fait gris ce jour-là, c’est un jour de novembre, moi qui attendais ce ciel si bleu qu’on voit d’ordinaire sur les photos.
La voix sûre d’elle nous annonce « Ladies and Gentlemen, Welcome to Kovalev the national airport the local time here is… ». Mais moi je cherche dans quel temps je suis entrée, par quelle porte et autour de quoi tournent les aiguilles maintenant que je tente de mettre des mots sur ce qui fût bien plus qu’un voyage.
Dans le taxi jaune et blanc, ce sont les retrouvailles de deux frères que presque 50 ans ont séparés et qu’un appui-tête encore tient à distance, ce sont des voix qui recouvrent de la langue Dari tout ce qu’elles touchent. Sensation étrange qu’on est venu aussi traduire les panneaux dans la nuit… Douze ans pour moi d’histoires sur Kaboul, sa famille, me voilà passée de l’autre côté. Je suis entrée dans le livre. C’est très bruyant, je ne reconnais pas la voix du chanteur, le chauffeur ne parle plus, il reste concentré sur la route. Bordée de montagnes au loin, elle s’hérisse parfois, comme d’un arbuste planté ça et là d’un palais destiné au mariage. Ils sont gigantesques, blancs et dorés, formés de plusieurs U renversés qui forment comme des portes pour les géants, qui rappellent les niches taillées dans la montagne des Bouddhas disparus de Bamian, parfois ils abhorrent des façades vitrées bleues, on dirait des morceaux tombés de ciel, et toujours à leurs sommets cette double écriture dari-américaine qui fait de Kabul cette ville tournée vers le monde. La route s’épuisera-t-elle à nous montrer ces palais, ils défilent entres les constructions, « Sultan Shahr Wedding Hall, Uranus Wedding Hall, Vénus Wedding Hall, Khalij Wedding Hall, Royal Palace Wedding Hall…».
J’ose effleurer des yeux la peau du visage du chauffeur où perce une barbe douce et non taillée, la route qu’il poursuit est plantée d’immeubles larges à terrasses de moyenne hauteur, abhorrant parfois des couleurs pastelles, vertes, bleus ou roses. Nous sommes dans le quartier de Karte Parwan, le tout que nous traversons recouvre ce qu’on appelle chez nous « résidentiel », la quantité d’arbres, de balcons, la taille des fenêtres, la beauté des formes, les blocs de climatisation, la qualité des réverbères, le luxe des voitures mais ce tout se décale, fait comme un pas de côté qui nous le rend étranger, la nuance d’un ton de façade, la place d’une colonne, la forme d’une fenêtre, la tournure d’un balcon et toujours ces écritures en dari et ces montagnes, ces collines qui vous regardent.
Puis nous entrons dans ce qu’on pourrait appeler un des cœurs battants de la ville près de la mosquée Karte Ye Sakhri, le chauffeur klaxonne, il double une de ces nombreuses charrettes motorisées. Sans étiquette, sans ordre, d’un coup ou presque, celui où mon regard se pose, une autre réalité se déverse sur moi, comme d’une de ces brouettes qui longent la rue. Partout poussent des poteaux électriques et des lampadaires, le long de leur troncs s’accrochent des panneaux publicitaires ou d’autres à fond vert avec des noms de rues écrits en Dari qui se poursuivent avec ou sans marquage au sol, les voies sont larges, séparées par un terre-plein central planté d’arbres, sur les bas-côtés des hommes en costumes traditionnels, partug Khet et Perahan wa tunban, la tête couverte d’un kufi, cap Peshawari, lungee (turban) ou pakul (couvre – chef traditionnel) poussent des brouettes, tractent des petites charrettes remplies d’animaux vivants (poules, lapins, oiseaux aux couleurs vives), des femmes en tchadari bleu ou la tête couverte d’un simple voile noir, un enfant à la main traversent devant nous. De chaque côté, sous les parasols colorés, les étals alignent leurs marchandises, sacs de pommes montés en petit muré, pastèques, piments, casseroles, bouteilles de gaz, tapis, montres, poulets pendus par les pieds autour desquels tournent les mouches… Depuis la vitre fermée du taxi, je devine le parfum des bolonies, des mantous, des brochettes de poulet des marchands ambulants.
Dans ce léger vertige, depuis cette « réalité kaléidoscope », une obsession couve, repérer le sigle des voitures, beaucoup d’entre elles n’en ont plus, anciennes, bricolées, repeintes… Mais la plupart portent celui de la marque Toyota. Je souris, satisfaite. Sans savoir pourquoi, je sais que je viens de remporter une première victoire. Quand je vous disais que c’était bien plus qu’un voyage… C’est à cela que je l’ai compris, quand on commence à ressentir les choses avant d’avoir pu mettre un mot dessus, les répertorier, les classer, les inventorier, avant qu’elles ne se soient tues.
partage entre le je et le elle, entre réel et imaginaire ?
et dans le je ce « je suis le lieu »
admire
Merci pour ce commentaire attentif et encourageant !
Et pour répondre, en fait il y a du réel et de l’imaginaire dans le je et le elle et tout mon plaisir est de le laisser dans l’ombre.
J’avais prévu de faire un deuxième texte mais comme tout se mélange dans celui-là, j’en reste là.