Sur le parvis de l’église Notre-Dame, à la sortie de la messe, chaque coup de cloche me frappait le crâne, et mon esprit s’enivrait dans les harmoniques vibrant comme la lumière au-dessus des dalles trop blanches de cette place coincée entre une rue, un carrefour et un boulevard large et menaçant, martial même dans ma vision d’enfant qui, confondant deux guerres, associait son nom, d’Alsace-Lorraine, à un souvenir ressassé par ma grand-mère pour m’inviter à une prudence que je faisais couardise : une jeune fille y avait été renversée par un camion de la Wehrmacht. Rythme des feux de circulation, surgissement soudain d’une cohorte de voitures comme la bête bondissant du toril, camion bâché de toile triste d’où dépassaient peut-être des mitraillettes, hurlement des cloches, cri d’une petite fille plaquée sur l’asphalte, aveuglement de lumière poisseuse, volutes d’orgue soufflant leur Te-Deum comme une fumée d’encens par les portes grandes ouvertes de l’église. Cette place est une île au milieu du tumulte, un radeau au cœur de mon naufrage d’enfant, « Oui, c’est mon petit-fils, ils sont en vacances ici », un parvis dallé où caquette, insouciante du vrombissement de la circulation et du martèlement des cloches, une basse-cour vieillissante et baguée, fardée, poudrée, plumage à fleurs sur fond blanc jaunissant, « Oh qu’elle est mignonne et comme c’est gentil d’accompagner sa mamie à la messe », soudain piaillant, enfin délivrée de l’ennui et des ombres d’un office immuable, leur voix de jabot un peu éraillée d’avoir chanté si faux, « Ah, bon, c’est un garçon ? », et la façade sulpicienne écrasant son ombre crénelée de statues de saints plaquées monstrueuses sur la blancheur vibrante de la place, flaque sombre où tout se confond dans les yeux aveuglés de lumière et comme perforés par les crosses d’évêques dépassant de la masse noire telle des mitraillettes d’un camion militaire, « Dis bonjour à Madame Laborde », et enfin, dans l’alentissement du rythme des cloches jusqu’à l’extinction abasourdie de leur tapage, le bruit de torrent des voitures soudain si seul qu’il pouvait faire croire au silence, la basse-cour elle-même cessant de criailler dans le suraigu, ou même interrompant la conversation pour jeter un regard entendu et suave vers les portes de l’église, enfin il sortait, leur coq empanaché d’or et de sang, le sourire aussi luisant que ses soieries sacerdotales, il était descendu de son empyrée où des regards inspirés vers le ciel laissaient supposer un dialogue vertical avec Dieu, il était sorti et se mêlait désormais à sa cour, basse peut-être mais fidèle, admirative, affriolée d’avoir hérité d’un prêtre si jeune, « ça nous change du Père Etchegoyen », il avançait de groupe en groupe, lentement, étirant un dimanche matin qui attendrait un peu pour la queue à la pâtisserie et le gigot au four, « c’était un beau sermon », il avançait tout gonflé encore d’inaccessible sainteté mais si simple pourtant, « ah, madame Maurin, c’est donc lui, ce petit-fils dont vous m’aviez parlé ? », sourire de componction, main sur l’épaule, hochement compréhensif, soupir de compassion, regard circulaire pour n’oublier personne dans son pensum de bienveillance onctueuse. Et dans ce vrombissement du monde et de l’air, ma grand-mère, moineau décharné, un chapeau bleu foncé sur ses beaux cheveux blancs et fins, avec ses lunettes épaisses qui la protègent et l’isolent dans sa solitude de presque aveugle, son sourire et sa foi qui me semblent les seuls sincères, les roulements de –r- dans ses phrases qui chantent encore sa jeunesse de petite paysanne crevant de faim, et moi qui ai un peu honte de devoir lui tenir le bras. Moi, perdu au milieu du parvis de l’église Notre-Dame, des mains qui passent dans mes cheveux trop longs, des mots qui volent dans l’épaisseur collante des bruits de voitures, un camion qui écrase une petite fille, moi, si vide et si seul dans cette ville de bronze et d’ennui.
C’est une route nationale, ce qu’on appelle une sortie de ville, et chaque année, à chaque vacance, la sortie semble repoussée, la ville finissante recommence dans le village suivant qui devient annexe, banlieue, extension, de plus en plus près, jusqu’à la fusion à mesure que poussent de chaque côté de la route de grands hangars à vitrines, entourés à la hâte de parkings à peine dessinés sur les terre-pleins, et surmontés d’une enseigne à la typographie absolument moderne, Mr. Meuble, GEMO, Tousalon, Conforama, Connexion, Géant Casino. La route nationale devient commerciale, d’un commerce excentrique et cancéreux, d’autant plus rapide dans la prolifération de ses métastases que le made in France vit ses derniers soubresauts dans une furieuse et dérisoire tentative de courir après la modernité des centres commerciaux tout droit venus d’outre-atlantique. Mais on n’en est encore qu’à l’aménagement de fortune, non pas en ZAC dense et concertée, mais au long d’une ligne droite cahoteuse et encombrée qui semble pouvoir prolonger à l’infini hangars, panneaux, enseignes, flèches, bas-côtés, voies de délestage, parkings, réclames. Au milieu même de champs et de terrains qui resteront vagues, derrière des platanes qu’on abat, entre un dancing et un manoir, la société de consommation sort de la ville et de son petit monde d’épiciers et de notaires, elle avance année après année sur les bords de la route nationale, et moi, à l’arrière de la voiture, je déchiffre le nom des nouvelles marques et j’y traque des anagrammes où noyer ma déshérence dans une ville de poussière et de fuite.
Un parc. Vide et viride entre les entrelacs d’asphalte bleu. Des allées jaunes de sable battu entre les pelouses vertes. Un parc, d’allée en allée, de banc en banc, jusqu’au rond-point central. Un rond-point de sable jaune autour d’un kiosque à musique en stuc. Un kiosque vide et sans musique. Des genoux écorchés rouge sur le sable jaune. Un banc sur le rond-point pour sécher les larmes arc-en-ciel. Le stand des chevaux-voitures à pédales, blanc, roux, bruns. Du pain dur pour les canards dans une poche de plastique bleu. Un tour de parc en cheval-voiture par les allées de sable battu. Le stand rococo de glaces, à roulettes avec clochette argentée. Une boule vert pistache sur un banc vert bouteille du rond-point jaune sable. Le casino au bout du parc, pâtisserie anglaise sur pelouses virides. Interdit aux enfants. Un enfant dans le parc, taches vertes sur le short, genoux rouges sous le short, un enfant pâle dans cette ville de pistache et de viduité.
Nous voilà réfugiés dans un compartiment de l’Orient Express, ou bien serait-ce une cabane de trappeurs où s’abriter de l’orage qui menace. « Un cinzano, un Campari soda pour moi. – Ah oui, tiens, un autre. – Pour les enfants, ce sera un Canada Dry ». Serrés entre deux banquettes de skaï rebondi, isolés des tables voisines par la hauteur démesurée de leur dossier, nous regardons les quelques gouttes énormes se plaquer comme des mouches contre la vitre de la brasserie, attendant que quelqu’un trouve les premiers mots de bilan d’une journée empesée, des mots qui ne soient pas de banalité et qui de toutes façons le seront, attendant que l’enfer s’abatte enfin sur la ville. De l’autre côté de la vitre, la terrasse s’est vidée de ses clients et le vent d’août finissant commence à faire faseyer la toile des chaises et de l’auvent. J’ai peur du grondement du tonnerre qui sourd depuis les montagnes au loin. Un ciel noir les a noyées, plus un passant ne s’aventure sur la promenade, la lumière de cendre devient plomb et la vitre soudain se fait miroir dans lequel se reflète le miroir du comptoir dans lequel se reflètent le caramel Martini, le rouge Campari, l’Izarra jaune ou verte, le bleu angustura. « Ils ont refait la déco », ce seront donc les premiers mots attendus, les mêmes chaque année ou presque car chaque année ou presque la brasserie tente de tenir son rang de Coupole de province avec vue sur les Pyrénées, en remplaçant le doré par de l’argenté, le skaï orange par du plastique rouge, la moquette à losanges par une moquette à cercles concentriques, le marron verni par du marron verni et le faux chic par le chic faux. La lumière des abat-jours en pâte de verre accuse le masque de plâtre des vieilles habituées, princesse russe désargentée sortie de Michel Strogoff, veuve de Lord anglais feuilletant Le Figaro ou Paris Match en espérant que le petit nouveau qui l’appelle par son nom viendra la servir et traîner un peu en parlant avec gouaille du temps qu’il fait, donnant à sa solitude l’illusion d’être comme chez elle et à ses fantasmes de lectrice de Mauriac un rêve de gigolo. « Si ça pétait un bon coup, ça serait pas plus mal ». Sur notre table arrivent enfin les verres dentelés où les glaçons s’irisent dans un bain de couleurs synthétiques. « Le cinzano, c’est pour qui ?… Les deux Campari. Et les Canada Dry pour les enfants ». Le serveur est si immuable qu’il me semble avoir toujours été vieux, et c’est d’un geste plein de cette nonchalance que seule l’expérience peut donner qu’il pose pour finir sur la table l’objet magique qui me fascine : une bouteille de métal argenté, embrumée de froid et surmontée d’un bec de canard et d’une huppe lui donnant l’air d’un échassier au ventre rebondi et à la tête minuscule. « Et l’eau de Seltz pour les Campari ». Je sais que j’ai l’autorisation d’appuyer sur la mollette huppée d’où jaillira un torrent de gaz, je me lève sur la banquette, saisit la bouteille qui me glace les mains, j’appuie, elle résiste, « vas-y, plus fort ! », un geyser soudain assaille le verre, les glaçons tanguent comme des icebergs pris dans un maelstrom qui déborde, la table est trempée d’une flaque de rouge et de bulles, la gifle part, l’orage éclate sur cette ville d’attente et de bakélite.