Peu à peu le corps se met en branle. Il avance, il avance de quelques pas vers le halo de lumière, le centre de la scène. Il quitte l’ombre où il se tenait et se laisse saisir par la musique. Le rythme tout d’abord, qui l’ébranle, qui le meut. Les épaules tenues, les bras le long du corps, seules les jambes entrent dans une boucle lancinante. Il va de l’avant. Sous la tension du tronc qui s’incline, son poids roule sous ses pieds depuis les talons jusqu’aux orteils qui le retiennent. Il atteint le point de déséquilibre, tout son corps happé vers l’avant. Il touche le point de chute sans qu’elle ne survienne, sans que jamais la forme qui commence à danser ne se défasse. Le déséquilibre est son signe. Celui d’un corps d’homme un peu lourd, un peu las, un peu lent, un corps qui l’amène à la cinquantaine. Il n’a pas le corps d’un danseur. Ses articulations sont roides. Chevilles, genoux, hanches grippent lorsqu’il projette une jambe en l’air, la maintient à l’équerre avant de la reposer, puis d’entraîner l’autre dans le mouvement. Sur le même mode, les bras entrent dans la danse. Lever, abaisser. Lever, abaisser. Progresser, se rapprocher du centre de la piste. Epousant le rythme syncopé, son corps marque des angles discordants . Chaque muscle est sollicité. Tout le physique est engagé. Le visage tourné vers la lumière est dépourvu d’expression. Il poursuit son avancée sur une ligne de tension et rejoint son partenaire. Arrivé à sa hauteur, les deux corps s’alignent. Prennent ensemble le mouvement dysfontionnel de la marche entamée. Sans jamais se toucher, le désir suspendu, ils vont à l’amble. Leurs gestes sont légèrement désynchronisés. L’allure est martiale. Ils soutiennent l’effort pendant les quatre minutes que dure le morceau. Un duel plus qu’un duo, sans qu’aucun coup ne soit échangé. La musique s’achève, la scène retombe dans le silence et les corps se séparent. Chaque protagoniste de cette danse impromptue rejoint son aire. Le pan opposé d’un champ de solitude.
D’après le souvenir de Patrice Chéreau et Pascal Gregory dans La Solitude des champs de coton, de B.M. Koltès en 1995.
Champ de solitude… très beau, froid aussi justement
je revois la scène clairement
Merci Françoise ! Je laisse de coté enfance(s), mais ça travaille, et fais un pas de côté.
admirable description
(et voilà que je rage en fouillant ma mémoire en-allée pour retrouver le nom d’un admirable danseur qui armé de son âge crée une danse aussi belle mais autre que les jeunes)
Merci Brigitte ! Et ça avance drôlement de votre côté !
…au fait, je vous ai emprunté pour un autre texte, l’image du père qui découpe le poulet du dimanche (je n’avais pas commenté votre précédent texte), image qui nous est commune, merci !