Personne ne le remarque. Ils passent devant, ne s’arrêtent pas, courent dans les allées, s’assoient au bord du bassin sur une chaise en acier peint en vert, regardent un enfant qui s’époumone à gonfler la voile flasque d’un bateau en bois, s’arrêtent un instant fascinés par le bruit rythmé des balles de tennis, déplient précautionneusement l’emballage d’un sandwich sur un banc avant de le grignoter le nez au vent, se dirigent à grands pas vers le nord, un dépliant à la main, étirent lentement leurs bras dans les mouvements lents du Taï Chi indifférents aux regards des autres, ils courent, ils continuent de courir, de jouer, de manger, de marcher, de discuter. Ils passent.
Personne ne s’arrête, il reste de marbre. Imperméable aux intempéries, aux agitations du monde qui l’entoure, il rêve stoïquement à des fêtes galantes, des farandoles, des danses éperdues, à cet amour de jeunesse perdu dans l’ivresse. Il décompte, comme jadis et naguère, les passants, à la recherche du voyant, de celui qui voit le monde avec des yeux neufs. Il perd son regard dans le gazon tondu régulièrement, dans les effluves de la fée verte, dans le crépuscule naissant. Il se souvient avoir voulu étrangler sa mère.
Trop de bruit, trop d’immeubles et trop de monde dans cette ville. Trop peu de sommeil aussi. Elle doit se reposer, recouvrer son calme. Se retrouver. Elle longe de hautes grilles, entrevoit des arbres, perçoit le pépiement d’oiseaux. Elle entre dans le parc, s’assoie sur un banc. Elle souffle, soupire, déplie ses jambes. Elle promène son regard qui s’arrête net sur un visage rongé par la pluie, une moustache basse, des sourcils froncés, soucieux. Les traits sont grossiers. Une tête coupée au ras des épaules posée sur une sorte de socle, un parallélépipède de pierre, plus trapu au milieu, flanqué en son centre de trois allégories tronquées, sans grâce. Des femmes, des hommes ? Elle lit le cartouche en bas : Paul Verlaine 1844-1896.
Elle connaît la passion de Verlaine pour Rimbaud, le coup de pistolet, l’addiction du poète dépravé à la fée verte, et remontent les sanglots longs de l’autonome, qui semblent bien s’accommoder avec la tristesse sévère de cette statue.
Aussi maudit que son modèle, le projet de ce buste, commencé du vivant de Verlaine, en 1895, a failli ne jamais aboutir. Le sculpteur suisse Rodo, élève de Rodin, souvent désargenté, n’avait plus assez de pierre pour terminer l’édifice. Esquisses, ébauches, plâtres – que l’on peut aujourd’hui voir au Musée d’Orsay avec une notice d’Anne Pingeot – et puis plus rien. Plusieurs souscriptions parrainées par les amis de Verlaine et le Mercure de France n’ont pas suffi.
En 1910, un poète anonyme remporte le prix de poésie de l’Odéon doté de 1000 francs. Il décide de verser l’intégralité de la somme à l’érection du buste de Verlaine et relance l’ultime souscription, celle qui permettra à Rodo de terminer son œuvre. On apprend dans les journaux, notamment la revue Vers et Prose éditée par Paul Fort, que le généreux donateur est une jeune poétesse, Marguerite Gillot. Son poème Le Passé a devancé L’Arbre de Charles Dornier premier prix du Matin et A la foule qui est ici de Jules Romain, deuxième prix du Matin. Est-ce par modestie, par dévotion à Verlaine ou pour ne pas froisser des poètes illustres que Marguerite Gillot reverse l’intégralité de son prix au monument Paul Verlaine ? La belle discrète, aux yeux verts et cheveux d’or, amie de Marie Laurencin et de Guillaume Apollinaire emportera chez elle le vase de Sèvres offert par la Sous-secrétariat des Beaux-Arts.
Le buste de Verlaine fut inauguré le 28 mai 1911 au Jardin du Luxembourg après avoir bravé l’opposition de nombreux sénateurs qui trouvaient qu’il y avait déjà assez statues dans les allées du parc.
Je ne sais pas si c’est le parc que je connais, mais je l’ai bien reconnu, tout y est !
Si vous l’avez reconnu, ce doit bien être celui-ci ! Merci pour votre commentaire, chère Laure.
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? »…
Merci pour votre lumineuse réponse à la question.
Merci Rémi !
Quel démarrage ! Quelle chouette idée, Laurence !
Merci Catherine ! Cet atelier m’inspire !
Superbe ! Quel début ! C’est beau, intrigant, subtil… très forte impression, vivement la suite !
Merci, merci ! C’est cela, il faut tenir la distance !
Il n’y a pas qu’un « il » mais aussi un « elle ». Je ne sais pas si c’est de la triche mais c’est une rencontre qui donne envie de lire la suite!
Merci ! Le « il » est une statue, le « elle » on ne sait pas, sans compter le narrateur ! Je ne sais pas si j’ai triché ou anticipé ! Ravie que cela donne envie de lire la suite. J’y travaille !