Il est arrivé en louvoyant un peu – plus petit que les maliens qui me font penser à de fines branches, visage qui est trop marqué pour sembler jeune – et nous a rejoint, moi et le groupe des garçons qui nous découvrions et découvrions comment travailler ou aborder l’idée de travailler, lui le plus récent, venant avec hésitation ou discrétion s’incorporer au groupe hétérogène de jeunes, arrivés depuis plus ou moins longtemps, qui s’apprennent aussi, au moins superficiellement, et le gentil pitre, un des plus anciens, salue en lui l’ivoirien, dit son prénom que j’ai mal compris et que j’écorche – dans les yeux timides passe, si rapidement que n’en suis pas certaine, un éclair d’humour – et comme, avec de petits rires en guise de secours, chacun à son tour avait tenté, ânonnant ou avec plus ou moins d’aisance, de lire quelques mots d’un manuel pour enfants de CP je ne sais combien, ou de répondre à une question – leurs gorges, leurs bouches ne peuvent se faire à certains sons – je lui tends le livre, il lit sans trace d’accent, passe dans ses yeux ensuite un sourire d’intelligence et dans la façon dont il a prononcé ces mots gentiment insipides une compréhension rieuse. Les garçons s’égaillent, il reste, nous parlons un peu, je le regarde légèrement de biais – que mes yeux ne pèsent pas –, je tente de l’interroger sans trop insister, il répond en regardant la terre pierreuse de la cour et puis, juste un peu plus bas «je veux être architecte» et d’instinct, je m’exclame, il relève la tête avec une grimace souriante, je lui dis mon ambition à son âge, je tente de le préparer au renoncement probable, mais aussi à la possible évolution du rêve, il insiste, dessine presque dans l’air, nos phrases se font courtes, vives, amicales, il soutient que l’on ne doit pas se minimiser, je l’encourage…
Dans les petits cours qui s’instaurent en fin de matinée, peu à peu le groupe diminue, au fur et à mesure des scolarisations, et je sens, en lui, en un autre, le dépit souterrain d’être ramenés à un niveau qui n’est manifestement pas le leur… il en fait une petite comédie, hésitant, faisant semblant de se tromper, avec assez de gentillesse pour ne jamais être blessant, guidant aussi les plus faibles en passant… rituellement aussi, lui ou un autre, tentent de m’apprendre un mot de bambara, et nous rions. Ma grande crainte qui m’empêche de m’engager à être toujours disponible s’efface et je lui propose d’être sa référente. Il accepte, fait quelques pas, et puis revient avec ma canne et me dis que non ce serait trop pour moi… j’encaisse… Il ajoute «si tu veux bien, tu peux être ma grand-mère.».
Je choisis d’être de permanence le lendemain du jour où il a subi l’évaluation de l’Education Nationale, et je rencontre en arrivant la lumineuse responsable de la scolarité qui m’annonce qu’il n’est pas orienté vers un lycée professionnel et inscrit en troisième. Je passe la tête dans la cuisine des familles pour un salut, il est de dos devant une des cuisinières ; je roucoule avec un bébé ; je plaisante avec sa mère ; il se retourne, casserole en main ; je dis mon plaisir, le félicite ; il me répond «mais tu n’as pas goûté» et ses yeux rient dans un visage qui a retrouvé les seize ans que nous avons fêté il y a quelques jours.
Les mois ont passé, il m’a annoncé un jour qu’il avait trouvé un professeur de français formidable ; il me parle de l’exposé qu’il doit préparer, portant sur la tragédie ; nous sommes dans la cour de derrière, je caresse le platane et je me lance ravie dans un petit résumé de ce qui me vient à l’idée ; il pose quelques questions ; il me raccompagne et repart avec deux livres sur l’histoire du théâtre ; quelques jours plus tard, dans la salle vouée aux devoirs et études, pendant que je m’escrimais avec un très débutant, passablement éveillé, sénégalais au visage enfantin porté par un grand corps, sur les petits pièges que pose cette sacrée langue notre (je les découvre avec eux) en écoutant par bribes, avec un brin de mauvaise conscience, sa lecture du premier jet de son introduction et les réflexions, approbations, conseils de la jeune «très bonne professeur de français» ; ils parlent avec vivacité des trois grands grecs, choisissent – là c’est elle qui l’oriente – deux pièces pour chacun d’eux etc… Ils sont toujours devant la tablette du garçon, cherchant des illustrations, quand mon élève du jour boucle son sac pour regagner sa chambre d’hôtel et je ne peux m’empêcher de m’approcher de leur table, d’approuver une photo, de parler des masques du Musée lapidaire et nous nous lançons toutes deux sur Dionysos – il écoute, pose quelques questiuons –, continuons avec le début de «la Naissance de la Tragédie» jusqu’à ce qu’il rappelle sa présence en me promettant, gentille façon de me renvoyer, «je te montrerai».
Les mois passant, les jeunes l’ont désigné pour les représenter à l’une de nos réunions hebdomadaires de bénévoles, et ce soir là les discussions, portant sur l’accès de personnes extérieures aux chambres des familles, aux dortoirs, et sur la nécessité de ne pas dépasser le nombre d’habitants tel qu’il avait été décidé à l’origine, puis presque doublé, étaient assez vives – juste à la limite de la courtoisie qui nous est nécessaire – entre les personnes qui se voulaient responsables et celles qui veillaient à la vie quotidienne et à l’accueil… Il écoutait, regardant ses pieds – comme moi l’irresponsable, comme surtout celle sur laquelle repose l’obligation de renvoyer, au matin, vers le désert glacé des rues, un garçon pour lequel on avait ouvert un lit d’appoint lors de son arrivée à l’orée de la nuit précédente, ce qu’elle fait d’ailleurs puisqu’il le faut bien – et quand il a été interpelé, après avoir bafouillé un peu, il a relevé les yeux, affermi sa voix et répondu en quelques phrases concises, habiles mais nourries d’une sensibilité discrète, qu’il comprenait, mais que c’était si difficile d’accompagner à la gare celui qui doit tenter sa chance plus loin, «de savoir qu’il dormira dehors, j’ai connu, je ne peux pas», et sa voix reprenant force «mais bien sûr vous avez raison», et hors de propos j’ai eu envie de prendre la parole et de lui dire «tu dois écrire».
image © Brigitte Célérier – Avignon
Te lire encore, Brigitte. Balance. C’est dans une si belle forme et si émouvant le thème. Merci au-delà de ton écriture.
merci… un peu gênée par cette indiscrétion
Elles comptent tant ces rencontres, quelle justesse, merci !
ceci dit depuis nous collectionnons les rencontres loupées (sourire)
bon ben pas loupées pour tout le monde puisque tu nous donnes à le rencontrer avec tant de délicatesse, et aussi ces petits ruisseaux d’humanité dont on aimerait qu’ils fassent fleuve… je ne suis pas sûre qu’il s’agisse d’une indiscrétion, il y a beaucoup de respect dans ce récit.( sauf que me rappelle que j’ai encore la 5 et 6 à écrire, ahlalaa …)
Ces jeunes, et ce jeune en particulier, se souviendront toute leur vie de leur rencontre avec vous! Leurs vies sont tragiques… moi, je ne peux pas… mais bien sûr vous avez raison! omniprésence de Créon…
pas de moi Françoise… suis une des silhouettes derrière les plus dévouées et efficaces