alors elle entre dans le taxi, plus le temps d’attendre le bus, de toute façon le bus, il ne passera plus… dans ce trou paumé, le passage des bus… mais qu’est-ce qu’elle y peut, elle, c’est ce train aussi, la neige, les intempéries, des voyous sur la voie, elle ne sait pas, ne sait plus ce qui l’a ralentie ce jour-là, la neige, les intempéries, un problème technique, alors elle appelle un taxi, au volant il y a un homme derrière des lunettes noires, essoufflée échevelée elle s’engouffre dans le taxi, rouge d’avoir trop couru, de ce retard qui lui fait honte – premier rendez-vous de travail, on n’arrive pas en retard à un premier rendez-vous de travail – et elle regarde les lunettes noires dans le rétroviseur, donne l’adresse, dit je suis en retard, se cale contre le dossier de son siège à l’arrière, et de sa place sur la banquette, voit une épaule droite, un quart de visage, la joue piquée d’une barbe naissante, et cette nuque mate… et dans le rétroviseur, sous les lunettes noires, devine le regard et les cils noirs, revient à la nuque, l’épaule, la joue piquée de barbe, la barbe des hommes, la sienne de barbe, est-ce lui, c’est impossible que ce soit lui, de dos, dans ce taxi, des années plus tard, vingt ans après dans ce taxi, se peut-il que la bouche qui parle soit de lui, la bouche qui dit madame à la furie, madame à la rougeaude échevelée, à celle qui crie roulez !, elle la folle, lui, si gentil, qui, au lieu de l’accabler pour son manque d’amabilité – mais calmez-vous, enfin, je n’y suis pour rien, moi, si votre train… – au lieu de cela réconforte – rassurez-vous, madame – et dit qu’ils seront bientôt arrivés, vingt ans plus tard dit madame à celle qui vingt ans plus tôt, collégienne en chaussettes ou presque, vingt ans plus tôt le regardait comme une adolescente, lui qui la voyait en retour, dans la cour, les couloirs du lycée, entre deux classes, sans jamais s’approcher – sans jamais s’approcher, c’est ça le pire, les regards échangés d’un bout à l’autre du lycée sans jamais s’approcher – et là dans le taxi, si près il ne la voit pas, elle, dans son dos, qui ne voit que lui, il ne sait pas qu’elle est là, dans le même habitacle, et elle le lui dit après quelques kilomètres, avant la fin du voyage, elle le lui dit, qu’elle est là, elle lui dit c’est moi, tu enfin vous ne me reconnaissez pas, tu ne me reconnais peut-être pas, il faut dire que le temps… le passage du temps… mais c’est moi, si tu regardes dans le rétroviseur, si tu quittes la route un instant, si je dis mon nom peut-être tu comprendras, et elle dit son nom alors il regarde un peu mieux, dans le rétroviseur, il dit mais oui, il dit bien sûr, n’en revient pas de qui il voit, il dit que de la voir, la savoir là, il dit que c’est fou, qu’il est content, il dit mais oui, il dit bien sûr, bien sûr que je me souviens, tu rigoles, il sourit, puis annonce qu’on est bientôt arrivé, s’arrête le long du trottoir, tourne la tête pour la première fois, elle voudrait voir les yeux sous les lunettes, elle doit y aller, il refuse le billet, surtout pas, dit j’ai ton numéro, là, enregistré depuis que tu as appelé pour me trouver, trouver un taxi je veux dire, et il montre son téléphone de service, elle dit d’accord, elle dit merci, descend précipitamment, c’est qu’on l’attend dans le grand hall, elle franchit la porte, elle n’est pas en retard, ne se retourne pas, de peur de voir la voiture tourner à l’angle de la rue, elle n’est pas en retard, premier rendez-vous de travail, il a son numéro, elle n’est pas en retard, elle répond au bonjour cordial de l’assemblée dans le hall, serre quelques mains, bonjour, elle n’est pas en retard, il a son numéro – soudain une vibration contre son cœur, dans sa poche déjà un premier message sur l’écran miniature, alors
Oh non, j’y crois pas. Entre alors et alors et puis rien. Excellent ! Nous voilà bien marri… Merci, Claire.
Merci Anne ! Vous me faites plaisir et vous me faites rire !