Les petits font encore la sieste, les plus grands jouent au bord de la piscine. Les parents sont allongés dans des chaises-longues. Sa femme somnole devant une grille de mots croisés dans le salon. Michel quitte son lit, longe la mezzanine en essayant de ne pas faire craquer le bois. Il s’arrête un instant devant la chambre des enfants. La porte est entrouverte. Il les regarde, abandonnés au sommeil et à la chaleur. Des mèches de cheveux fins, mouillées de sueur, serpentent sur un front et le long d’une nuque. Il descend les escaliers et traverse la salle à manger. Les dalles sont toujours fraîches. Quelques guêpes prisonnières bourdonnent entre la baie vitrée et le rideau tiré. Il faut qu’il s’occupe d’enlever le nid ce soir. Il entre dans la cuisine sur la pointe des pieds, mais sa femme, avec son instinct de chat, l’a tout de même entendu : Michel ? demande-t-elle, avec une pointe d’inquiétude dans la voix, comme si elle craignait vraiment que ce pusse être quelqu’un d’autre. Il fait un crochet par le salon, embrasse sa femme sur le front, passe sa main sur ses yeux, dans un geste paternel, une invitation à dormir, et se dépêche de rejoindre son atelier, sans parler pour ne pas perdre ses idées.
Après la sieste, son cerveau est comme un filet après une bonne pêche. Mais chaque pas, chaque parole échangée est un trou qui s’élargit dans le filet et laisse échapper les idées les plus vives, les plus fines. Elles n’ont pas la consistance charnue du gros poisson, mais elles font les contrechants, les transitions, les récits secondaires et discrets par lesquels arrive la résolution de l’énigme. Il accélère le rythme dans le couloir et dès qu’il entre dans l’atelier, il attrape son cahier dans une caisse sous l’établi, s’assoit sur l’escabeau et consigne tout ce qu’il peut au crayon à papier. Ses notes ne déparent pas vraiment avec les cotes de ses projets de bricolage et de réparation : des traits, des flèches, des nombres (isolés ou pris dans des opérations compliquées), des mots — verbes à l’infinitif, noms sans articles ; dans un coin de page une liste d’adverbes… Il dessine aussi : les plans d’une maison, des itinéraires, les détails d’un corps, d’un arbre. Il est dans la pénombre, éclairé par la seule fenêtre de la pièce, une ouverture allongée horizontalement, en haut du mur, initialement prévue davantage pour l’aération que pour la lumière, la pièce ayant été pensée pour faire un garage. Lorsqu’il a déversé tout le produit de sa pêche du jour, il allume le néon et prend une glace à l’eau dans le congélateur. Il la mange debout, sa main libre sur la hanche, face à la porte à double battant qui donne vers l’extérieur, conçue pour les voitures. Le garage a été coupé pour aménager une nouvelle chambre quand la famille s’est agrandie, qu’il a fallu faire avec les gendres, les belles-filles, puis les petits-enfants. La partie restante est devenue établi, buanderie, garde-manger, grenier… On ne peut plus lui donner de nom. La porte lui donne à la pièce l’odeur goudronnée des traverses de voies ferrées, qui se mêle à celle de la naphtaline et du plastique chaud. Michel a le regard dans le vague. La glace coule le long de ses doigts, jusqu’à son poignet, mielleuse. Il avale la fin de la fusée fruits rouges et se rince les mains. Il retourne à son établi, écarte le cahier, prend quelques outils accrochés en face de lui — chaque objet tenu par un clou et les contours de sa forme dessinés sur un tableau en bois, parce que une place pour chaque chose et chaque chose à sa place — les pose sur la planche. Il se penche et fouille dans une boîte. Se relève avec des pièces de bois. Il feuillette son cahier, relève des mesures, les reporte avec une règle sur les morceaux de bois. Dehors, dans le prunier, un petit oiseau chante la première phrase d’une symphonie célèbre. Michel chantonne la suite, mais rapidement, il s’égare dans la mélodie et dérape vers un autre morceau connu. L’oiseau, lui, répète inlassablement les mêmes notes, comme pour le narguer. Il revient à ses cale-portes et allume la scie sauteuse. Il en découpe trois et laisse tout en place pour faire les deux derniers plus tard.
Il reprend son cahier, son crayon de papier et écrit, cette fois des phrases entières. Il relit les notes qu’il a prises plus tôt. Il écrit lentement, s’interrompt régulièrement pour penser. Il écrit comme on cherche à résoudre un problème, avec calme, méthode et espoir. Comme on découpe un cale-porte, comme on recherche l’origine d’une fuite. Avec nécessité, mais sans fièvre. L’écriture était arrivée dans sa vie sans préméditation. Il avait commencé par se répéter des phrases dans sa tête pendant qu’il bricolait. Ces phrases parlaient d’un cycliste qui ne savait plus descendre de son vélo, d’un mur qui changeait mystérieusement de place, d’un avenir sans ciel et d’un passé qui se détachait du présent comme une couche de peinture se décolle d’une porte de garage. Elles n’avaient pas de rapport évident avec son histoire personnelle, bien que souvent, comme avec les rêves, un spécialiste aurait pu sans doute forcer leur sens et y déceler des échos avec son quotidien ou des clés de son inconscient. Mais il n’était spécialiste de rien et ne s’intéressait pas du tout à l’inconscient. Toutefois, ces phrases étaient comme les chansons avec lesquelles on se réveille et qu’on ne peut s’empêcher de siffloter toute la journée. Elles finissaient par l’agacer par leur insistance. Elles prenaient une autonomie et un ascendant sur sa volonté. Pour s’en débarrasser, il avait décidé de les écrire sur son cahier. Les phrases, alors détachées de lui, cessaient de scier ses pensées, mais devenaient les supports de rêveries nouvelles. Il voulait connaître la phrase suivante, la suite de l’histoire. Il restait la tête entre les mains devant les lignes vierges du cahier qui s’étiraient sous la dernière phrase. La page blanche ne représentait pas pour lui une angoisse de l’écrivain mais une frustration de lecteur. À partir de ces quelques phrases, surgies au petit matin lors du réveil ou après la sieste, il inventait la suite, ou plutôt il cherchait la suite. Sa démarche était davantage celle d’un enquêteur que celle d’un écrivain. Il procédait par déduction, repérait des indices, comparait la situation qui lui était apparue avec d’autres qu’il lisait dans les journaux ou dans des encyclopédies qu’il allait consulter à la bibliothèque. Il écrivait toujours sur son établi, au milieu d’un ouvrage en cours, sur son cahier de bricolage. Si quelqu’un entrait, il tournait la page ou la recouvrait avec une planche et saisissait un outil à la hâte. Il écrivait en cachette. Sans vraiment savoir pourquoi. Ni pourquoi il écrivait. Ni pourquoi en cachette.
Une porte claque au premier étage. Déjà Michel entend sa fille hurler le nom du fils coupable d’avoir laissé une fenêtre ouverte. Il sait qu’ensuite ce sera sa femme qui criera son nom pour savoir où il en est avec les cale-portes. Il sort de l’atelier avant le rappel à l’ordre, une pièce de bois à la main. Il essaie de l’ajuster sous la porte mais elle est trop épaisse. Je vais la limer. Sa femme et sa fille se regardent d’un air mi-agacé, mi-chagriné. Elles ne comprennent pas qu’il mette aussi longtemps à faire ces cale-portes. Elles n’ont jamais façonné un bout de bois de leur vie, mais tout de même, on ne lui a pas demandé de construire une pyramide ! Depuis le début de la semaine, à raison de deux heures par jour, Michel taille les cale-portes dans son atelier. Lui qui l’an dernier encore était capable de construire une étagère en deux après-midis… Un soir, elles étaient même allées voir si elle ne trouvait pas des bouteilles d’alcool sous l’établi… La fille avait suggéré à la mère d’emmener son père consulter un médecin ou de l’inscrire à l’atelier mémoire proposé par la mairie.
Jérémie, tu veux aller aider Papi à limer le cale-porte ? Le garçon n’en a pas très envie, mais il comprend au ton de voix de sa mère qu’il n’a pas vraiment le choix. Michel n’est guère plus enthousiaste : il pensait avoir le temps de terminer la scène où on comprend pourquoi le personnage principal dort avec ses lunettes… Il est malgré tout content de passer un moment seul avec son petit-fils et de l’initier à la magie de la scie sauteuse. L’enfant est attentif et plutôt doué. En une petite demi-heure, il y a assez de cale-portes pour toute le village, église comprise. Jérémie prend son grand-père au mot et décide de faire le tour des maisons des voisins pour leur vendre des cale-portes. Tu crois que je peux demander combien, Papi ? — Deux euros l’un, trois euros les deux. Et tu peux faire un modèle fantaisie avec un dessin sur la tranche. Jérémie adore l’idée. Il sort le pyrograveur et se met au travail. Michel en profite pour reprendre son texte. D’abord, il écrit quelques mots, à la hâte, entre deux coups de tournevis. Puis, voyant que son petit-fils est trop concentré sur sa frise de pâquerettes pour surveiller ce qu’il fait, il s’installe plus confortablement. Le ronronnement du congélateur et la roulette du pyrograveur le replonge instantanément dans son histoire. Il ne fait que raconter les événements qui se déroulent dans sa tête, comme on commenterait le tour de France à la radio. Et d’un coup, la bobine se termine. Il pose son crayon et s’aperçoit que Jérémie est parti. Il se dirige vers l’étagère qui a remplacé l’ancien garde-manger. Il saisit un pot de ce que sa femme appelle son mastic de cassis. Il’ouvre et découpe au couteau un cube de gelée épaisse et noire. Il le pique sur la pointe de la lame et le porte à sa bouche. Il adore cette pâte au goût à la fois acide et caramélisé. Il l’écrase entre sa lange et son palais en relisant le texte qu’il vient de terminer.
Il referme son cahier, passe la balayette sur l’établi et sort de l’atelier par la porte de derrière. Il jette un œil au prunier, ne voit pas l’oiseau chanteur. Mais en un éclair, ça lui revient: Cinquième Symphonie de Beethoven. C’était la première phrase de la Cinquième Symphonie de Beethoven qu’il sifflotait tout à l’heure, l’oiseau.