J’ai quitté mon hôtel à deux pas de la gare avec trois amis après avoir refusé un massage ayurvédique, proposé ici comme un café à déguster ! Dès le franchissement des portantes battantes surmontées d’une sculpture de Ganesh, des sons tonitruants agressent mes tympans, les rayons directs du soleil puissant brouillent ma vue. L’adaptation de tous les sens va s’avérer indispensable, sinon retourner dare-dare à l’hôtel. Je poursuis mon chemin, encore hébétée ! J’ai failli faire une chute, sur la chaussée, un chien couché, des poules à la présence inattendue heurtent mon pas, cela veut dire que je marchais sans regarder le sol, désormais il va me falloir user de mes deux yeux, peut-être même du troisième ! Porterai-je comme les Indiens le pottu sur le front ? Je suis arrivée à Chennai, l’ancienne Madras, hier, sans mesurer encore ce qui m’attendait, un chaos inimaginable pour nous européens aux villes organisées et surveillées. J’avance, mais ne sais pas où poser mes regards, les sollicitations visuelles, sonores et olfactives sont comme un brouillard ambiant qui enveloppe et emporte dans une spirale sans fin. Je ne vois plus mes amis, un moment de panique puis un sentiment de liberté réjouissant. Seule dans cette foule grouillante et bariolée, dans ce vacarme, je poursuis mon chemin sans but, sans carte, sans boussole, sans repère. C’est comme si mes yeux longtemps fermés ou à peine ouverts recevaient un électrochoc qui ébranle toute vision habituelle ; imaginer une foule se déplaçant dans une sorte de labyrinthe et dans tous les sens, vu d’en haut c’est une toile d’araignée qui serait affectée à toutes sortes d’araignées, de tailles et couleurs différentes et qui ne s’entretueraient pas. Ou si certaines l’étaient cela ne se verrait même pas. Tout grouille, des hommes, habillés de pantalons amples ou classiques et de chemises blanches impeccables discutent en marchant ; la plupart vit dans le slum de Gandhi Nagar infesté de rats, qui s’étend là tout près de la gare. Défilent des femmes en sari, la tresse noire dans le dos rehaussée de fleurs, des scooters pilotés par le père, la mère derrière, un enfant serré entre les deux, un autre debout devant le père, des vieilles voitures Ambassador blanches qui klaxonnent sans cesse, des camions Tata bariolés et des rickshaws, taxis triporteurs, des vélos, des bus, des vaches, qui essaient de cheminer dans des directions différentes. Bizarre, pas de heurts ou minimes, le sourire toujours, l’énergie communicative qui s’en dégage, c’est le fil magique qui relie tous ces éléments et leur confère une harmonie singulière et fascinante. J’avance toujours, mais c’est comme si tout mon être se transformait, se diluait pour faire partie de cette foule chaotique et harmonieuse à la fois. Par moments sensation de flotter puis de poser mon regard sur un objet, un être humain, un focus en quelque sorte, cette femme qui pilote son rickshaw rempli d’enfants vêtus de l’uniforme bleu et bleu-marine de leur école, elle éclate de rire, les enfants aussi, ce ne sont sûrement pas ses enfants, mais elle est heureuse de les accompagner, un ramassage scolaire, comment peut-il être à l’heure, seul un enfant un peu replié dans le coin, a un regard sombre, les traits tirés, nos regards se croisent, il esquisse un sourire, je voudrais le connaître, plus loin un jeune mendiant sur le bord de la rue dont la ligne continue ne peut jamais être visible, dans une chaise roulante, son regard intensément noir, je m’approche, lui donne un peu d’argent, il me prend la main, nos mains se serrent, je me noie dans son regard, une éternité s’installe, la chaise roulante s’envole, nos énergies les plus folles aussi. Nos mains se desserrent, un groupe de touristes tel un bubon prêt à éclater nous inonde et nous sépare. Un camion et une vache ensuite balaient notre rêve éveillé. Le flot de la foule me propulse un peu plus loin, j’ai perdu tout repère, je ne le vois plus. Plus loin une femme debout, belle dans son sari bleu et orange. C’est curieux ici la pauvreté a un visage toujours de clarté, les couleurs joyeuses l’emportent, les sourires, les fleurs dans tous les coins et sur les tresses dans le dos des femmes, c’est l’Inde du Sud plus douce que l’Inde du Nord ; elle semble attendre mi-joyeuse, mi-inquiète. Elle a une trentaine d’années. Son regard scrute la foule mouvante, elle regarde comme on regarde la mer, au lointain et tout près aussi lorsque les vagues lèchent le sable. Une vache sacrée me heurte le dos, je me retourne, surprise, je lui donne une tape amicale, elle a toute sa place, ici, tout se confond, les êtres humains, les animaux, les machines, dans des senteurs de mauvaise essence, mais aussi de fleurs et de fruits. Les mélanges des composites et des contraires se marient dans un subtil dosage. Là un homme au regard dur et méprisant me dévisage. J’active mon éloignement. Les klaxons tonitruants s’amplifient, la chaleur augmente, je ne sais plus vraiment où je suis et qui je suis, cet état s’amplifie, le temps n’existe plus, je suis devenue un fétu de paille que tous les sons, les odeurs emportent. Des boutiques à la devanture ouverte exposent toute une gamme d’objets hétéroclites, le vendeur parfois assis sur un haut tabouret a des allures de chef d’orchestre de la cacophonie ambiante, beaucoup d’affiches sur les murs. Là près d’un étal, l’atmosphère embaume le poivre, le curry et la cardamome. Des parfums se mêlent aux odeurs d’épices, des fleurs de jasmin, roses, œillets et hibiscus, présentées dans des vasques remplies d’eau ou nouées en guirlandes. De partout des interpellations éclatent dans la permanente clameur des klaxons. Les gaz d’échappement multiples irritent la gorge et les yeux. Dans cette cohue et ce vacarme, le torrent humain est en expansion permanente, chacun s’y fraye un passage. Impossible de délimiter la largeur de la rue et des trottoirs, tout est recouvert. Un frisson anime la foule de bien être puis de peur. Un singe Macaque Rhésus vient de mordre un enfant, un groupe l’entoure, les secours arrivent vite comme par magie, l’enfant est emporté. Curieuse sensation de faire partie d’un tout dans lequel le temps n’existe plus ; la poche d’espace libre du secours porté disparaît et la vague se reforme encore plus haute. Ici, la mort et la vie sont étroitement mêlées, chacune envoyant tour à tour ses tentacules, la peau le perçoit, dans les fourmillements qui l’agitent. Entrelacement de sensations telluriques fortes émanant de cette terre foulée par de multiples pieds, pattes et engins, sensations d’aspirations cosmiques jaillissant de ce ciel bleu et enivrant, tout se mêle, plus d’en haut et d’en bas, tout est sens dessus dessous. Elle n’a plus de souvenirs, elle se confond avec cette masse qui l’avale comme un monstre marin affamé. Fusion sensorielle, plus rien ne se distingue sinon un grand mouvement où tous les sens hautement sollicités, s’inclinent. Quand reprendra-t-elle sa forme initiale, une, mais étriquée ?
C’est très beau! La scène avec le jeune mendiant est profondément émouvante… J’aime le visage de clarté de la pauvreté, le fil magique qui relie et confère une harmonie singulière et fascinante, la gaieté de la foule bariolée, la joie communicative… je reçois l’électrochoc… je me sens emportée par le flot de sensations qui jaillissent de partout… mais je crains le monstre marin affamé qui avale tout!…
Ne craignez pas le monstre affamé, il vous épargnera ! Merci Françoise de votre lecture bienveillante. En 2012 j’ai réellement traversé cette foule. Je mesure combien l’écriture la transforme !
belle montée, à patir d’un début très centré, l’aceptation de la plongée puis l’installation de la foule, anonyme et particulière pour arriver à l’état de fusion finale, oui vraiment belle montée,
Merci Catherine de votre lecture. Oui, j’ai tenté de traduire les différents mouvements de la foule et en moi-même.
Comme on est brassé dans cette foule ! Votre écriture comme une houle qui nous entraîne… j’ai cheminé avec vous tout le long ! (il faut que j’y aille !!!)
Merci de votre avis Marlen. Avoir été dans cette foule est une expérience singulière et inoubliable.